La disparition récente d’Aldo Ciccolini a rendu encore plus actuelle cette faculté trop répandue consistant à oublier ses idoles aussi vite qu’on les a portées aux nues. Public, managers, critiques, personne n’y échappe, surtout aujourd’hui où le « jeunisme » s’est imposé comme un critère majeur d’appréciation des artistes. Et comme il n’y a pas de place pour tout le monde, par ici la sortie si vous ne savez pas vous défendre. Le mélomane qui aime tel ou tel artiste ne se rend pas compte du nombre de personnes qui vivent de la notoriété de son pianiste ou de sa chanteuse préférée. Tous ont intérêt à ce qu’il (ou elle) remplisse les salles, qu’on achète ses disques, qu’on en parle, qu’il ou elle fasse le buzz. Dans la première phase de sa carrière, Aldo Ciccolini a connu une notoriété reponsant sur des paramètres normaux pour l’époque : un prix international (Long-Thibaud), un répertoire d’une exceptionnelle diversité, une approche différente du piano, et surtout un immense talent. Loin de monter en flèche, sa carrière s’est développée à une vitesse raisonnable lui permettant d’assimiler tout ce qu’il jouait et enregistrait. Néanmoins, il n’était pas à l’abri de l’oubli. A partir des années soixante-dix, la France, dont il a alors adopté la nationalité, le traite comme tous ses ressortissants, un parmi d’autres ; mais ceux qui viennent d’ailleurs, c’est tellement mieux ! Lui, il est venu d’ailleurs, mais c’était hier. Oublié.
Il aura fallu une longue traversée du désert pour qu’on redécouvre ce musicien exceptionnel sous les doigts d’un octogénaire à la flamme intacte. Et c’est là le secret. La traversée du désert, personne ne peut l’éviter, surtout aujourd’hui où l’on se lasse si vite de tout et de rien. Un jour pourtant, au crépuscule de sa vie, les projecteurs reviennent vers l’oublié d’avant-hier. Ciccolini n’est pas le seul exemple : on pourrait citer Menahem Pressler, Mieczyslaw Horszowski, Stephen Kovacevich (ex-Bishop), chacun relevant d’un profil différent. On pourrait mentionner des chefs très âgés qui deviennent progressivement de grandes stars ou que l’on recherche pour ce parfum du passé que seule la mémoire conserve. Si vous avez résisté à la traversée du désert, vous avez toutes vos chances d’être redécouvert comme un papy génial. Et il est vrai que tous cultivent l’art musical d’être grand-père avec un je ne sais quoi qu’on pourrait appeler… expérience. Certes, ils ne joueront pas les concertos de Liszt ou de Rachmaninov, ils sont trop sages. Ils savent parfaitement où sont leurs limites et dans quelles œuvres pourra s’exprimer en toute plénitude ce qu’ils ont à dire.
Malheureusement, tous n’ont pas la chance d’être ainsi redécouverts. La maladie fait ses ravages, mais surtout la force de caractère indispensable pour lutter contre l’oubli, chacun ne l’a pas reçue au même niveau. Nombreux sont ceux qui jettent l’éponge. Celui qui a eu le bonheur de tomber dans la marmite, et je pense qu’Aldo Ciccolini en faisait partie, rien ne l’arrêtera. Le nombre de concerts se réduit, il enseigne, il se passionne pour les jeunes, il ne cesse d’apprendre de nouvelles œuvres. Jamais il ne tombera dans la monotonie en invoquant l’ingratitude de ceux qui l’ont oublié. Il est le plus fort. Et de cette force il tire une nouvelle approche de la musique, détachée des contingences commerciales ou relationnelles, avec un rayonnement qui fascine. Il se contente de donner, mais ce qu’il donne a une valeur inestimable qui va envoûter, un jour ou l’autre, ceux qui participeront à sa redécouverte. Bien sûr, il y aura quelques fausses notes, privilège de l’âge. Mais l’art de faire des fausses notes, il faut des dizaines d’années pour le maîtriser. Le public, parfois un peu nécrophage, revient en se disant que ce sera peut-être le dernier concert. Ses disques sont réédités (tous les enregistrements d’Aldo Ciccolini chez EMI en 56 CD pour son quatre-vingt cinquième anniversaire). Notre artiste serait-il redevenu une valeur de rendement pour les hommes de l’ombre ? Peut-être, mais une chose a changé, il décide de ce qu’il veut faire ou ne pas faire, personne ne lui impose de jouer en tel ou tel endroit tel ou tel répertoire. Il a gagné le droit de mener sa barque, la barque qui l’emmènera un jour sur l’autre rive, tel un pharaon de la musique.