Interprètes d’hier

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

Depuis l’avènement de la technologie numérique, l’univers sonore du passé a pu être restitué dans des conditions qu’on n’aurait jamais imaginées auparavant. Et comme les droits de l’interprète étaient limités à cinquante ans (ce qui vient d’être remis en cause dans l’Union Européenne), c’est une masse considérable d’enregistrements qui s’est offerte aux éditeurs discographiques. Quelle aubaine pour les plus modestes d’entre eux qui ont su se faufiler dans ce créneau en offrant à petit prix des trésors du passé. Les passionnés de vieilles cires ont toujours été légions. A l’époque du vinyle, le répertoire était restreint et on allait souvent outre-Manche chercher des trésors qu’ignorait le marché français. Certains commandaient même au Japon. Le collectionneur devait s’armer de patience et faire preuve de persévérance. Sans oublier les réticences avec lesquelles les responsables d’antennes laissaient les producteurs diffuser ces enregistrements « mal sonnants », car ils n’étaient pas … en stéréo ! Puis il y a eu les émissions de Georges Zeisel ou de Philippe Morin sur France Musique… toujours au siècle dernier. La vogue était en marche.

Comment expliquer cette passion pour le passé ? Peut-être par un besoin de racines et une recherche de la vie dans l’interprétation. Les années soixante et soixante-dix ont vu s’imposer des canons d’interprétation dominés pas la rigueur, la précision, le brillant. C’est l’époque où les écoutes à l’aveugle commencent à devenir un sport dangereux car tout se ressemble. Fini le temps où un « honnête mélomane » peut détecter dans une écoute anonyme le toucher de Kempff, les fausses notes de Cortot, la clarté de Casadesus, l’imagination de Richter ou la folie de Gould. Ou encore les glissades de Thibaud, la maîtrise de Heifetz, la chaleur de Francescatti ou le style apollinien d’Oïstrakh. Le résultat de cette nouvelle approche, c’est souvent l’asepsie musicale : fausses notes éradiquées sur l’autel de la déesse technique, palette sonore au brillant fixe, tempos excessifs (dans les deux sens) ; adieu charme, beauté, envoûtement ; vive l’exactitude !

Bien sûr, après de tels excès les choses sont appelées à changer. C’est sur ce terrain qu’ont germé les racines du renouveau baroqueux. Mais c’est aussi sur ce terrain que s’est développée la curiosité des nouvelles générations pour le style de jeu des grands aînés, qu’ils n’avaient pas connu évidemment. Et aujourd’hui, grâce à la restauration numérique des enregistrements d’avant-hier, chacun peut trouver ses racines dans le domaine de l’interprétation.

Au-delà de la transmission sonore, un intérêt plus général semble se développer au travers de livres qui permettent de mieux connaître certaines figures légendaires du passé, livres souvent accompagnés de précieux CD. Le livre va plus loin, car c’est l’histoire qu’il nous raconte. Souvent l’envers du miroir. L’actualité récente nous en propose quelques-uns où j’ai trouvé mon bonheur. D’abord le précieux ouvrage de Jean-Michel Molkhou, Les Grands Violonistes du XXe siècle, dont le premier tome couvre la période 1875-1947 (années de naissance, autrement dit de Kreisler à Kremer (Buchet-Chastel). Rares sont les commentateurs capables de définir de façon aussi claire et précise la spécificité de chaque interprète sans tomber dans un verbiage inutile. On peut ne pas toujours partager l’avis de l’auteur, mais comment contester le fait que Milstein était un prince, Szigeti un artistocrate, Grumiaux un humble seigneur ou que Mischa Elman avait une sonorité en or ? Parfois la formule manque (Ida Haendel, Spivakov, Tretiakov) : personnalité trop riche ou manque de recul ? mais quelle masse d’informations en si peu de pages. Et voilà l’occasion de tout savoir sur les instruments joués par ces violonistes à chaque étape de leur carrière.

Lorsqu’il s’agit d’artistes plus anciens, le livre est encore plus précieux car les sources sonores sont rares et moins fidèles. L’occasion de découvrir l’un des maîtres de l’école française de flûte, Paul Taffanel, nous la devons à Edward Blakeman dont le livre vient d’être traduit en français (Collection Euterpe/La Traversière). Flûtiste et chef d’orchestre éminent à l’Opéra de Paris ou à la Société des Concerts du Conservatoire, il a joué un rôle essentiel dans la vie musicale parisienne jusqu’aux premières années du XXe siècle, étant notamment l’un des premiers flûtistes à mener une carrière de soliste. Il a été le maître, entre autres, de Gaubert et de Moyse. Et pour compléter ma précédente chronique, il est intéressant de noter l’animosité du critique Pierre Lalo à l’égard de Taffanel chef d’orchestre, alors qu’il encensait le flûtiste. Ici point d’enregistrements pour nous permettre d’apprécier. Dommage. Il a pourtant créé, entre autres, les Quatre Pièces sacrées de Verdi ou Thaïs de Massenet. Ce ne devait pas être n’importe qui !

Autre personnage majeur auquel on pourra s’attarder, le ténor belge Ernest Van Dyck, un habitué de Bayreuth que fait revivre Malou Maine (Symétrie). Mais le domaine le plus sensible reste celui de la musique ancienne car le chemin qui sépare les interprètes d’aujourd’hui de ceux d’avant-hier est ici gigantesque, accru par les progrès de la connaissance musicologique — et par les querelles d’écoles. Un livre consacré à l’une des pionnières du renouveau de la musique ancienne m’a particulièrement excité : Wanda Landowska et son fameux clavecin Pleyel conservent une actualité et une vitalité plus d’un demi-siècle après la disparition de la grande dame de Saint-Leu-la-Forêt. Certes, on ne se produit plus aujourd’hui sur un tel instrument. Certes, on joue autrement. Mais si certains thuriféraires du renouveau baroque prêtaient l’oreille, ils découvriraient un sens des couleurs, du phrasé, de la musique vivante tout simplement. Dans le domaine de la musique ancienne, le retour vers les racines commence tout juste à s’opérer. Le livre consacré à Wanda Landowska réunit, sous la direction de Jean-Jacques Eigeldinger, les communications d’un colloque tenu à la Cité de la Musique. Nul doute qu’il contribue à exciter la curiosité.

http://www.generation-nt.com/musique-droits-interpretes-europe-actualite-1254741.html

Jean-Michel Molkhou, Les Grands Violonistes du XXe siècle, tome 1. De Kreisler à Kremer, 1875-1947, Buchet-Chastel (avec CD).

Edward Blakeman, Paul Taffanel, génie de la flûte. Collection Euterpe/ La Traversière.

Jean-Jacques Eigeldinger (éd.), Wanda Landowska et la renaissance de la musique ancienne, Musicales Actes Sud / Cité de la Musique (avec CD).

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