ut pictura musica hafniensis

Denis Grenier
Ecrit par Denis Grenier

Jan Miense Molenaer

Haarlem vers 1610 – 1668

Autoportrait avec les membres de la famille

ou La Famille faisant de la musique, 1636

Huile sur toile, 63,5 x 81 cm

Haarlem, Frans Hals Museum [prêté]

Citoyen en vue des Provinces-Unies, Molenaer se doit de soigner son image dans une société qui connaît une prospérité nouvelle, favorable à la commande, à la suite de l’émancipation politique des Pays-Bas du Nord. Pour ce faire il réalise au format monumental une composition qui réunit les membres de la « dynastie » familiale, au sommet de laquelle trônent le pater familias, Jan Mientsen Molenaer, tenant d’une main un livre de prière, l’autre appuyée sur le crâne symbolique, memento mori faisant allusion à son récent décès, et sa seconde épouse, Grietgen Adriaens, mère d’une huitaine d’enfants, assise devant un sablier, un recueil d’oraisons à la main. Au mur, l’horloge indique 20 h 15. Sous ces effigies une « galerie » de portraits des ancêtres, certains avec blason, semble isoler les géniteurs de leurs descendants, un jeu optique pratiqué par les peintres hollandais, qui affectionnent l’illusion baroque née de tableaux dans le tableau, ce qui permet de multiplier les niveaux de sens.

Richement vêtus, frères et sœurs de deux lits, cinq d’entre eux formant un consort brisé [broken consort], accompagnent l’auteur du tableau, gentilhomme fier de sa réussite, le regard tourné vers le spectateur, auquel il semble s’adresser. En retrait, ses demi-frères, dont l’un tient un portrait en médaillon de leur mère, Cornelia Jansdr., assistent au concert. À gauche, son épouse Judith Leyster, peintre de renom, arbore une immense fraise qui a vaguement la forme du cistre qu’elle gratte et du luth de son voisin. Suit un autre de ses beaux-frères, passé lui aussi à la collerette XVIIe, frottant avec l’archet les cordes de son violon, alors que leur sœur, qui a délaissé sa flûte le temps d’un air [!], s’adonne au chant à côté d’un troisième à la basse de violon. Milieu de la vingtaine, plein de lui-même, le peintre est représenté en pied. À ses côtés, le benjamin, Klaes [Nicolaes], flanqué de Marietge Jans, sa sœur un peu plus âgée, souffle des bulles tirées d’une solution de savon contenue dans une coupe, autre allusion à l’inéluctable tempus fugit virgilien qui rappelle la fugacité de la vie sur terre. Il se fera connaître comme peintre de paysage à l’exemple de son aîné, dont une œuvre de ce genre orne le couvercle du virginal. Comme le grand rideau qui accroche la lumière, l’architecture classique et ses colonnes engagées disent la prospérité du maître. Au-delà des personnages disposés en frise, à la manière des sarcophages romains, l’allégorie de la Justice se dresse devant une niche. Les instruments de musique participent eux-mêmes de ce décor somptueux, où l’on croit entendre l’orgue de Frederiksborg, et voir les danseurs évoluer sur le magnifique dallage dont la pente indique, comme les orthogonales de la cloison latérale, la familiarité avec les lois de la perspective. Quoique un peu formelle, conventions et statut social obligent, l’ambiance n’en est pas moins festive. La musique, largement présente dans l’œuvre du peintre hollandais et de ses collègues du Siècle d’Or, n’y contribue pas peu.

D’abord actif dans sa ville natale, Molenaer s’installe bientôt à Amsterdam, carrefour de la vie culturelle européenne et lieu d’une intense activité marchande et intellectuelle. Les érudits et artistes de toute provenance, et leurs œuvres, la musique : anglaise, flamande, hollandaise, allemande, italienne,… s’y rencontrent avant de repartir vers le large, une « transhumance » qui atteint un Danemark à l’affût de nouveautés à la faveur de l’action de souverains désireux d’accroître leur prestige. Le château de Frederiksborg, érigé par Frédéric II sous les soins de l’architecte Hans van Steenwinckel l’Ancien dans le style Renaissance hollandaise, auquel Christian IV fera plusieurs ajouts, est un lieu où on collectionne les tableaux, et entend sonner ces musiques en faveur à la cour, ressuscitées ici sous des couleurs nouvelles. Séminaux de cette rencontre, les séjours en Angleterre et la venue d’insulaires sur le continent et à Copenhague se multiplient, alors que la peinture se met plutôt à l’écoute des mondes flamand et hollandais.

Ayant fréquenté le studio de Frans Hals et de son frère Dirck à Haarlem, où il retournera plus tard, Molenaer manifeste lui aussi une joie de vivre propre à cette ville, tradition qui sera continuée par Jan Steen et plusieurs autres. Cela n’exclut pas un certain ton moralisateur, une « nécessité » dans ce monde grouillant qui retrouve sa liberté, et dont on prétend contenir les excès. En incorporant l’allégorie de sa vertu cardinale, se réclame-t-il de régulation sociale, et de rectitude, à l’aune des idées de son ami Jacob Cats, juriste, diplomate, et poète, en relation avec Constantin Huygens, qui fera plus d’un séjour outre-Manche ? Au cœur du métissage, peinture et musique nous donnent à voir… à entendre… à partager la délectation du roi « sensuel et jouisseur » en compagnie des Witches.

.

°°°

 Konge af Danmark

L’Europe musicale à la cour de Christian IV

.

Les Witches

 

.

Si on lit le livret qui accompagne le disque, on est gagné par le goût de ces interprètes d’aujourd’hui pour ces musiciens de toujours. Si on écoute la musique, on est gagné par la poésie et l’enthousiasme : la palette d’œuvres de compositeurs du  Nord qui ont résidé pour la plupart à la cour de Christian IV (1577 – 1648), est ici jouée avec présence et spontanéité , et  on ne peut que se prêter au jeu.

” Calme lumineux des gens du Nord ” ! La lumière naît de ces harmonies et de ces timbres prenant le temps de jouer avec une multitude de nuances, prenant le temps d’exprimer l’intensité que l’on peut saisir, prenant le temps… Nombre de ces pièces rassemblées ici témoignent d’un lien avec l’Angleterre, notamment par leur forme : pavanes, gaillardes, fantaisies, mais aussi de ce qui se passe en Europe, Pays-Bas, Allemagne, jusqu’en Italie insérant l’expressivité au sein du langage musical [Mogns Pederson a travaillé auprès de Giovanni Gabrieli à Venise et dédie à Christian IV un recueil de Madrigaux]. Deux pièces de Samuel Scheidt, entendues ici, variations inventives et multiples, font partie de cet ensemble, comme reliées à la présence de Schütz [Heinrich Schütz, le Maître de chapelle à la cour de Dresde, étudia auprès de Gabrieli et de Monteverdi, et privilégie le caractère expressif, aussi dans la musique sacrée] auprès de Christian IV pour les réjouissances musicales de son mariage en 1634.

Les interprètes jouent avec la couleur, avec les lignes, un jeu avec souplesse dans lequel se manifestent  émotion et douceur. Si la mélancolie affleure dans certaines pièces, c’est sans insistance, laissant l’initiative aux instrumentistes  d’introduire des ornements colorés et de s’appuyer sur des rythmes dynamiques, laissant le mouvement s’insérer dans l’expression de la mélodie, la danse n’étant jamais bien loin si elle n’est pas directement présente.

L’orgue du Château de Frederiksborg, comme un bijou lorsqu’on le regarde, est  un trésor à entendre, non seulement pour la finesse de ses timbres, qui ont traversé le temps, mais aussi par la respiration vivante qui l’anime. Le vent dans les tuyaux provient de quatre soufflets actionnés par un souffleur, l’un après l’autre : un geste, une action mécanique conséquente au poids qui pèse sur le soufflet, sont à l’origine de ce mouvement d’air qui fait parler les tuyaux, ce n’est pas le vent uniforme  fourni par un moteur. On entend à la fin de la première pièce de Tobias Hume l’arrêt du “vent” lorsque les dernières notes s’éteignent.

Cet instrument du facteur d’orgue Esaias Compenius, achevé en 1610, fut conçu avec les conseils de Michael Praetorius, compositeur et théoricien de cette époque en Allemagne [Dresde, Halle, Magdeburg, Leipzig, …] et en lien avec Scheidt et Schütz.

Les timbres cruchants  des tuyaux d’anches, la délicatesse des jeux de tuyaux à bouche nous permettent d’entendre avec une sorte d’enchantement, comme dans l’Alamanda de Sheidt, ces pièces d’orgue qui évoquent le langage des pièces de Jan Pieterszoon Sweelinck, l’organiste d’Amsterdam.

De Thomas Simpson, le Ricercar on “Bonny sweet Robin” est un moment de festoiement mélodique qui conduit jusqu’à un pétillement rythmique, auquel s’enchaîne une Spanish Pavan dans une élégance si anglaise, interprétée au luth. “O che soave baccio” de Mogns Pederson nous surprend dans la succession de danses et de polyphonies claires de ce répertoire par l’expression de dissonances, que joue la flûte au-dessus des cordes frottées et qui étire l’espace dans un mouvement de tension qui ajoute à la sensualité de l’expression une densité de sentiments et de couleurs.

Chaque pièce ici a sa singularité qui pourrait être dite. Mais comment faire part dans ces lignes des émotions à la fois spontanées et si accessibles à nos oreilles de cette musique du début du XVIIè siècle ? Si l’orgue de Frederiksborg est un partenaire plein de vie, le dialogue avec le luth, ou le théorbe, les violes, le violon et la flûte à bec se joue avec une telle connivence, une telle complicité que l’auditeur a la sensation d’être lui-même aussi complice et s’il n’est pris dans la danse, il se retrouve pourtant dans l’espace sonore que construisent ces musiques, au sein d’un “calme lumineux”.

                                                            Thérèse Bécue

A Paris, le vendredi 29 octobre 2010, à 20h30, au Temple de l’Âme , Les Witches et  Konge af Danmark

°°°

En collaboration avec Thérèse Bécue, organiste.

Laisser un commentaire