Le blog de l’été (2) – Ce jour-là : 18 octobre 1752

 

Devin_1Ce jour-là, le roi Louis XV et la Reine Marie Leszczynska assistèrent à la représentation d’un nouvel opéra au Château de Fontainebleau où ils s’étaient mariés vingt-sept ans auparavant. Ce jour-là, une des grandes figures de la littérature française tint à prouver ses talents éminents en matière de composition musicale. Ce jour-là, la Querelle des Bouffons (les Modernes contre les Anciens), allait monter d’un cran.

Mercredi 18 octobre 1752 : la création du Devin du Village, « Intermède » mais, en fait, opéra, de Jean-Jacques Rousseau.

« Ce jour-là, dira l’auteur dans ses Confessions, j’étais dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire : grande barbe et perruque assez mal peignée. Mon extérieur est simple, mais non crasseux ni malpropre (…) On me trouvera ridicule, impertinent ; eh ! que m’importe (…)  Je suis à ma place, puisque je vois jouer ma pièce, que j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela, et qu’après tout personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes talents »…

 

L’Abbé Prévost, l’auteur de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, que le  Parlement de Paris jettera au feu

L’Abbé Prévost, l’auteur de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, que le Parlement de Paris jettera au feu

Les Muses galantes

Jean-Jacques Rousseau a quarante ans, mais la musique est entrée dans sa vie dès son enfance. Son père le berça, si l’on peut dire, en jouant sur sa pochette des airs à danser tandis que sa jeune tante lui chantait des refrains à la mode. Quoique autodidacte, il se lance, à vingt ans, alors qu’il réside aux Charmettes, près de Chambéry, dans la composition d’opéras dont le plus notable est l’opéra-ballet Les Muses galantes, donné en séance privée à l’Académie royale de musique. Mais sa vérité est ailleurs, et il la découvre bientôt, au cours d’un voyage à Venise, dans le bel canto italien.

Quant au Devin du Village, témoignage des goûts nouveaux, son auteur en relatera avec abondance de détails les étapes d’une composition dont rien n’égale la rapidité : séjour de Rousseau chez son ami Mussard, violoncelliste à ses heures, qui, dans sa Maison de Passy, accueille une société choisie : l’abbé Prévost, le médecin Michel Procope, Mme Denis, nièce de Voltaire, et Mme Vanloo, l’épouse du peintre, « qui chantait comme un ange ».

 

Le remplissage

C’est dans ce séjour charmant qu’au printemps 1752, Jean-Jacques Rousseau réside quelques jours. Or, un matin, en flânant dans le jardin, il s’amuse à griffonner quelques airs et paroles de chansons : chant d’une bergère abandonnée, duo de réconciliation, et ariette sur le thème « L’amour croît s’il s’inquiète. » Encouragé par l’ami Mussard et sa gouvernante, le naïf Rousseau imagine aussitôt tenir là l’ébauche d’un opéra :

« En six jours, mon drame fut écrit à quelques vers près, et toute ma musique esquissée, tellement que je n’eus plus à faire à Paris qu’un peu de récitatif et tout le remplissage, et j’achevai le tout avec une telle rapidité, qu’en trois semaines mes scènes furent mises au net et en état d’être représentées » ; et Rousseau poursuit, tout naturellement : « Echauffé de la composition de cet ouvrage, j’avais une grande passion de l’entendre, et j’aurais donné tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m’était pas possible d’avoir ce plaisir qu’avec le public, il fallait nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire passer à l’Opéra. Malheureusement, elle était dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n’étaient pas accoutumées. »

 

Fontainebleau

L’académicien (et historiographe) Charles Pinot Duclos, chargé de la démarche, organise une lecture avec les petits violons (Rebel et Francœur) qui « ne surent eux-mêmes qui était l’auteur qu’après qu’une acclamation générale eût attesté la bonté de l’ouvrage. » Ainsi, les portes de l’Opéra auraient-elles été ouvertes, si M. de Cury, l’intendant des Menus, n’avait pas réclamé la primeur pour les spectacles de la Cour. « Duclos, qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le maître de ma pièce à la cour qu’à Paris, la refusa. Cury la réclama d’autorité (…) Duclos crut enfin devoir céder à l’autorité, et la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau. »

 

Illustration pour le "Devin du village" - Gravure de P. A. Martini d'après J. M. Moreau (1779)

Illustration pour le “Devin du village” – Gravure de P. A. Martini d’après J. M. Moreau (1779)

« Un succès presque inouï » 

Ce n’était pas une mauvaise solution, si l’on en juge par la réaction de Sa Majesté lequel, d’après Jelyotte — le chanteur auquel Rameau destina ses principaux airs de haute-contre — « ne cessera de chanter, avec la voix la plus fausse du monde : « J’ai perdu mon serviteur, j’ai perdu tout mon bonheur… » — d’autant que l’ouvrage sera également représenté à l’Académie royale de musique le jeudi-gras, cinq mois après la création de Fontainebleau et rencontrera, selon le Mercure de France, un « succès presque inouï » !

Il est vrai que Rousseau aurait pu tirer meilleur avantage de l’aventure si, convié le lendemain de la première de Fontainebleau à onze heures pour être présenté au Roi et bénéficier, sans doute, d’une pension, ne s’était-il pas éclipsé au dernier moment : « Je me figurais devant le Roi, présenté à sa Majesté, qui daignait s’arrêter et m’adresser la parole (…) Ma maudite timidité m’aurait-elle quitté devant le Roi de France ? (…) Que deviendrais-je en ce moment et sous les yeux de toute la cour, s’il allait m’échapper dans mon trouble quelqu’une de mes balourdises ordinaires ? Ce danger m’alarma, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque, à ne m’y pas exposer. »

 

Un fréquent besoin de sortir

Explication plus prosaïque : l’angoisse provoquée par un « fréquent besoin de sortir, qui m’avait fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain, quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du Roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. » Envolée sans regrets, la pension, sinon « il ne fallait plus que flatter ou me taire (…) Je partis le matin même. Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé. »

Or, la création d’un ouvrage qui, malgré la signature illustre de son auteur, ne fera pas une grande carrière, ne sera pas moins une pièce versée au dossier de la « Guerre des Bouffons », déclenchée en cette même année 1752, notamment avec l’éreintement de la musique française opéré par Grimm, activée ensuite par l’arrivée à Paris d’une troupe de bouffons italiens qui avait repris La Serva padrona de Pergolèse.

 

Un aboiement continu

Bataille en rangs serrés entre le « Coin de la Reine » (les modernes représentés par les Encyclopédistes) et le « Coin du Roi » (les traditionalistes, admirateurs de Rameau, lequel venait de publier sa Démonstration du principe de l’harmonie). L’auteur de notre Devin avait choisi son camp, lui qui, dans sa fameuse Lettre sur la musique française, visait « les contrefugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes et autres sottises », affirmait que le français n’est qu’un aboiement continu, que « Les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir. »

 

lettre

Art de combiner les sons…

C’est également notre Jean-Jacques national qui écrira dans son vaste Dictionnaire de musique à l’article « Musique » : « Art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille »…

 

L’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement. Question d’actualité : Rameau fut-il le Boulez de son époque, et Rousseau son John Adams ?

 

(Diapason – Chronique de juillet 2014)

 
 
 
Pour combler votre curiosité
Dictionnaire de musique par Jean-Jacques Rousseau (Actes Sud, 2007)
Les Confessions par Jean-Jacques Rousseau (La Pléïade)
J.-J. Rousseau, un maître de la musique par Julien Tiersot (Editions d’aujourd’hui, 1977)
 
 
 
Le blog du vendredi 31 juillet
26 janvier 1957 – La mort de Ginette Neveu (octobre 2014)
 
 
 
 
Couv blog (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de l’été 2015 :
 
 
« Ce jour-là, 8 novembre 1793 : Création de L’Institut national de musique, futur Conservatoire de Paris »
 
 
 
 

A propos de l'auteur

Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

Laisser un commentaire