L’ouverture de Manifeste – Une génération sacrifiée – L’opérette de Germaine Tillion – Le Verfügbar – Helena Dunicz Niwinska – Le Concours de Marguerite Long

 

Bernd Aloïs Zimmermann dont le très vaste et très ambitieux Requiem pour un jeune poète vient d’ouvrir le nouveau Manifeste, festival de printemps de la musique contemporaine, est-il l’un des compositeurs les plus importants de l’après-guerre ? Il est, en tout cas, largement méconnu en France, où ses partitions, en nombre limité, son esthétique fondamentalement germanique, héritière d’un expressionnisme appuyé, ont trouvé peu d’écho, à l’exception toute relative de son opéra, Les Soldats (d’après la pièce de Jakob Lenz), monté à l’Opéra-Bastille en février 1994.

Comme Olivier Messiaen, mais sans trace d’oiseaux, de couleurs ou de rythmes complexes, Zimmermann était obsédé par une foi catholique reçue en héritage familial, à tel point qu’il signa la plupart de ses œuvres « O.A.M.D.G. » (Œuvre pour la plus grande gloire de Dieu). Il passa l’essentiel de sa vie (abrégée par un suicide) à Cologne où il croisa, mais sans estime spéciale, son collègue Karlheinz Stockhausen (lequel dit de son aîné : « son œuvre n’était pas un modèle pour moi »).

Appartenait-il finalement, ainsi que l’ont noté ses admirateurs (volontiers fervents) à une génération sacrifiée, à mi-chemin, pour faire bref, entre Messiaen et Boulez, génération de surcroît handicapée par le nazisme et la guerre, qui lui permit néanmoins, mais sous uniforme militaire, de découvrir à Paris la musique d’Igor Stravinsky et de Darius Milhaud.

 

L’esthétique du « trop »

Quant à son Requiem pour un jeune poète, terminé quelques mois avant son décès, c’est un travail colossal (collages, citations, combinaisons instrumentales et chorales), qu’on ne peut qu’admirer, y compris le zèle de magnifiques interprètes : Orchestre de la radio de Stuttgart, Ensemble Les Cris de Paris, Chœur de chambre Les Eléments, et même le Chœur de l’Armée française, sans oublier les élèves du département jazz et musiques improvisées du Conservatoire de Paris, tout ce monde placé sous la baguette experte et vigoureuse de Michel Tabachnik. Mais c’est, pour moi, le triomphe de la saturation, la victoire de l’esthétique du trop. Trop de minutes (une grande heure), trop d’instruments et trop de décibels, trop de citations — avec une tendresse particulière pour Ezra Pound et Joyce, pour le discours ecclésiastique et politique (Jean XXIII au Concile Vatican II, Hitler aussi), trop d’intentions où souffle l’esprit de mai 68. Une synthèse certes, mais ravageuse.

Il fallait verser au dossier des musiques contemporaines cette pièce à conviction, cette œuvre d’anthologie. Merci à Manifeste de s’en être chargé.

 

Verfugbar (2)Une œuvre clandestine

Ne serait-ce le tragique de la situation, on aimerait déguster avec le sourire ce livret d’opérette qu’a rédigé dans des conditions un peu particulières Germaine Tillion, oui cette magnifique résistante dont le Panthéon conserve désormais la mémoire. La partition, reconstituée, et pour cause, fut exécutée au Théâtre du Châtelet le 2 juin 2007, et rediffusée sur France-Culture dimanche dernier avec ces musiques détournées de leur répertoire habituel. Quant au texte de cette œuvre clandestine, écrite dans le camp de la mort de Ravensbrück, longtemps caché dans une caisse d’emballage, il est publié aujourd’hui par les Editions de la Martinière, avec une belle préface de Tzvetan Todorov et, cadeau émouvant, le fac-similé du texte manuscrit, sous son titre original, lequel éclaire d’emblée les intentions de l’auteur : « Le Verfügbar aux Enfers ».

Le Verfügbar, pris comme une espèce animale nouvelle, appartient à la classe des gastéropodes (car il a « l’estomac dans les talons ») ; sous-prolétaire volontaire, le Verfügbar refuse de travailler, mais est disponible pour toutes les corvées du camp. « Survivre, notre ultime sabotage »… Et, comme technique de survie, « le refus délibéré de l’esprit de sérieux. » Il faut oser ! Germaine Tillion note qu’il s’agit « d’un camp modèle avec tout le confort, eau, gaz, électricité » – « Gaz surtout ». Et le chœur chante : « Nous sabotons, nous sabotons… »..

 

Six semaines de cachot

Il faut être passionnément engagée dans un combat, posséder d’immenses certitudes, disposer d’un grand talent pour l’humour noir et l’autodérision pour tenir la route pendant près de deux heures de spectacle. Il faut du courage pour passer du statut de victime à celui d’« ennemi de ses ennemis. » Et une belle lucidité pour évoquer la déchéance physique de ces quelque six cent mille femmes qui furent, comme Germaine Tillion, déportées, torturées, affamées à Ravensbrück. Quant à imaginer une « opérette », sur les musiques les moins tragiques, les plus anodines…

Toutes les partitions d’origine n’ont pas été identifiées, mais on sait que la chanson, l’opéra, la marche militaire, et Offenbach étaient passés par là… On sait également qu’à Noël 1944, une représentation destinée aux enfants fut autorisée ; mais une deuxième représentation, clandestine, valut six semaines de cachot aux trente-deux prisonnières, compagnes de douleur et de résistance de Germaine Tillion.

 

Messiaen à Görlitz, version polonaise

Messiaen à Görlitz, version polonaise

Une violoniste à Auschwitz

Coïncidence : au moment où l’actualité du souvenir nous renvoie à ce temps qui, soixante-dix ans plus tard, hante toujours notre histoire, un ami polonais, spécialiste de Messiaen (dont le séjour au Stalag VIII de Görlitz nous a valu le Quatuor pour la fin du Temps), m’envoie le magnifique témoignage d’Helena Dunicz Niwinska, une Polonaise qui connut dans sa jeunesse l’oppression soviétique puis nazie, et l’enfermement dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Or, cette belle personne, dont toute la famille périt, fut sauvée par la musique grâce à la pratique du violon qui lui permit de rejoindre l’orchestre du camp, lequel était alors dirigé par Alma Rosé, fille d’Arnold Rosé (violon solo pendant cinquante ans de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, fondateur du fameux Quatuor Rosé) et nièce de Gustav Mahler. Alma Rosé mourut quelques semaines avant la libération du camp.

 

Niwinska 50Le souvenir des années terribles

Libérée mais constatant que Lwow, sa ville natale, n’était plus polonaise, Helena Dunicz Niwinska décida de s’installer à Cracovie où elle eut la chance d’être engagée dans une maison d’édition musicale. Tout en conservant, mais dans le silence, le souvenir des années terribles. Elle fut longtemps incapable de passer à l’écriture et c’est finalement pour répondre aux déclarations qui ont mis en doute l’extermination à grande échelle dans les chambres à gaz et crématoires, ce « point de détail », qu’elle se décida, en 2012, au grand âge de 97 ans, à rédiger ce livre, édité en anglais sous le titre de One of the Girls in the Band – The Memoirs of a Violonist from Birkenau.

 

Triées sur le volet

Au cours de son récent congrès de Bolzano, la Fédération mondiale des Concours internationaux de musique, qui rassemble quelque cent dix compétitions triées sur le volet, a décidé de revoir son fonctionnement sous la houlette d’un nouveau président, le suisse Didier Schnorhk, directeur du prestigieux Concours de Genève.

Démarche de rajeunissement bien légitime de la part d’une structure créée en 1957, d’autant que le monde des Concours a spectaculairement prospéré durant ces quelques décennies et s’est élargi vers d’autres continents. Qui pouvait imaginer que le continent asiatique compterait un jour quinze compétitions internationales, du Concours de flûte de Kobé (Japon), déjà bien connu, aux Concours chinois de Pékin (violon et violoncelle), de Ningbo (chant), de Qingdao (violon), de Xiamen (piano) ? Des manifestations qui, si j’en juge par le Concours de direction d’orchestre de Tokyo, qui m’a régulièrement convié dans son jury, attirent un vaste public et comptent dans l’activité artistique d’une cité.

 

Elle rêvait des Chinois

Jadis, Marguerite Long, qui lança le premier concours français en compagnie du violoniste Jacques Thibaud, avait œuvré pour que les Russes, période soviétique, puissent y participer ; elle rêvait, m’avait-elle dit, des Chinois ; elle a quitté ce monde trop tôt — en 2016, on commémorera le cinquantième anniversaire de sa mort, et l’événement a été retenu par le Comité des célébrations nationales. Consciente de la fragilité des projets artistiques, elle avait également créé avec ses propres deniers une Fondation précieuse dans les années de vache maigre, les nôtres…

Quant à la Fédération mondiale, à laquelle le Concours Long-Thibaud participa dès la première heure, elle sera dorénavant gérée par un conseil d’administration où je constate que la France, qui fut au premier rang des concours fondateurs, brille par son absence. Ce n’est pas une surprise : les Concours français crient misère : des aides publiques de plus en plus restreintes, et parfois totalement supprimées comme c’est le cas des Concours de la Ville de Paris dont le caractère élitiste est sans doute inacceptable pour nos élus. Et quand l’Etat se désengage, le mécénat traîne aussi les pieds. Pourtant, tout le monde clame que la jeunesse est formidable, qu’il faut soutenir ces candidats de seize, dix-huit, vingt ans qui ne sont pas moins valeureux que nos grands sportifs.

Le Concours Reine Elisabeth de Bruxelles, qui distingua, pour ses deux premières éditions (1937 et 1938), David Oïstrakh et Emil Guilels, vient d’annoncer le résultat de la compétition 2015. Le Grand prix revient à la violoniste Lim Ji Young qui recevra 25 000 euros et bénéficiera pendant quatre ans du prêt d’un Stradivarius.

Elle est coréenne. Elle a vingt ans !

 

Les douze finalistes du Concours Reine Elisabeth, dont deux coréennes : Lim Ji Young et Lee Ji Yoon. C’est la première qui a gagné, mais, en raison de l’homophonie de leur nom, c’est la deuxième qui, au moment de l’annonce des résultats, s’est présentée devant un public enthousiaste. Confusion…

Les douze finalistes du Concours Reine Elisabeth, dont deux coréennes : Lim Ji Young et Lee Ji Yoon. C’est la première qui a gagné, mais, en raison de l’homophonie de leur nom, c’est la deuxième qui, au moment de l’annonce des résultats, s’est présentée devant un public enthousiaste. Confusion…

Souvenir : lorsqu’elle se présenta en 1994 au Concours Rostropovitch (actuellement en panne), la coréenne Han-Na Chang était à la veille de son douzième anniversaire et obtint le Grand Prix de la Ville de Paris (voir le blog du 25 janvier 2013).
 
 
 
Couv Diapason blogRetrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de juin 2015 :
 
 
« Ce jour-là, 27 octobre 1788 : Mozart compose l’ouverture de Don Juan »
 
 
 
 

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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