L’opéra de Philippe Boesmans – Schnitzler, Strindberg, Gombrowicz, Shakespeare – Feydeau ? – Le théâtre de Joël Pommerat – Mathieu Gallet – Le Philar et le National

 

Au Monde, bizarre, ce titre pour un opéra, et bizarre cet opéra du compositeur belge Philippe Boesmans, créé en mars 2014 à La Monnaie de Bruxelles et représenté actuellement à l’Opéra-Comique.

Première singularité : après s’être confronté avec un évident succès aux mots d’Arthur Schnitzler, d’August Strindberg, de Witold Gombrowicz, et même de Shakespeare, voici Philippe Boesmans aux prises avec le théâtre de Joël Pommerat qui, c’est le moins qu’on puisse dire, est passablement contourné, ambigu dans son propos et peu lisible dans son mot-à-mot.

Deuxième singularité : le choix d’un sujet, dont Boesmans aurait pu trouver l’équivalent chez Tchékhov, mais en plus évident.

 

Le piège

Tous les compositeurs d’opéras vous diront que la première difficulté réside dans le choix d’un argument, et de Richard Strauss (qui ne s’est pas mal débrouillé) à Henri Dutilleux et Pierre Boulez, qui ont fini par renoncer, tous nos auteurs contemporains ont buté sur leur propre exigence : raconter une histoire tout en offrant au spectateur matière à réflexion, inscrire son talent dans une problématique résolument contemporaine et imaginer dès le départ ce que le traitement musical peut apporter à la simple lecture du texte. Enfin, surtout, ne pas confondre scénario et rébus. Sur ce dernier point, véritable piège pour les musiciens les plus talentueux, Philippe Boesmans a réussi avec ses premiers opéras à relever le défi, et ce n’est pas un hasard si, au-delà de la qualité d’écriture de ces ouvrages, le public a plébiscité Reigen, Le Conte d’hiver, Julie, Yvonne princesse de Bourgogne.

bosemans-philippe-vers-etrangete-Riegen-Julie-Yvonne-actes-sudMais après Yvonne — question que pose Cécile Auzolle, dans son excellent ouvrage sur Philippe Boesmans (Ed. Actes Sud) — « Philippe a-t-il encore envie d’un nouvel opéra ? » Il lit alors Lorca, mais il imagine mal prendre un coach espagnol chez lui pour composer, il songe au Vendredi ou le Jour de liberté du flamand Hugo Claus, mais l’inceste ne lui convient pas, ou à Tchékhov, ou à La Nuit des rois de Shakespeare ou à On purge bébé (personnellement, j’aurais adoré voir Boesmans jongler avec les répliques de Feydeau)… Dilemme. Et en fin de compte, le choix s’est porté sur la pièce de Joël Pommerat, créée en 2004 et considérablement réduite pour les besoins de l’art lyrique par celui qui est, en vérité, le coauteur du spectacle de l’Opéra-Comique, coproduit par La Monnaie de Bruxelles où s’est déroulée la création en mars 2014.

 

L’imbroglio

Au Monde (Ah, vraiment, quel titre !), c’est la plongée dans un univers familial tourmenté, perturbé par le retour de ce fils prodigue auquel le pater familias souhaite confier la gestion de son empire industriel avant de sombrer dans la sénilité. Le fils aîné a ses problèmes, les trois sœurs aussi, et le beau-frère se met de la partie. Imbroglio aux références psychanalytiques, que l’apparition épisodique d’une femme étrangère (rôle parlé) ne permet pas de dénouer.

Et, troisième singularité : sur le texte d’un sujet qui noircit le trait, Philippe Boesmans distille une musique claire, mélodique, volontiers poétique qui, dès les premiers mots (« Que se passe-t-il aujourd’hui ? », dit le père) renvoie de façon troublante à Pelléas et Mélisande (référence honorable, certes…) Et si l’Opéra-Comique nous gratifie de surtitres, on aurait pu, pour une fois, s’en passer, tant la prosodie est lumineusement traitée. Mais de tous ces conflits familiaux, aucune passion n’émerge vraiment, et le temps (deux heures pile !) s’écoule lentement…

J’ajouterais que le décor d’Eric Soyer est sinistre, que la dramaturgie de Christian Longchamp n’est pas spécialement imaginative, mais qu’avec Charlotte Hellekant, Patricia Petibon (justement acclamée à la fin du spectacle !), Fflur Wyn, Frode Olsen, Werner Van Mechelen Philippe Sly et Yann Beuron, la distribution vocale est parfaite.

 

L’ombre de « Pelléas et Mélisande » dans une affaire de famille (© E.Carecchio)

L’ombre de « Pelléas et Mélisande » dans une affaire de famille (© E. Carecchio)

Des musiciens valeureux

Mais qui sont ces instrumentistes valeureux, qui mettent superbement en valeur les mille raffinements d’une écriture instrumentale particulièrement efficace dans la fosse de Favart ? Tout simplement les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France qui sont actuellement, en compagnie de leurs collègues de l’Orchestre National dans le collimateur du président Mathieu Gallet, « mélomane revendiqué », lequel constate, après neuf mois de gouvernance (voir Le Figaro du 24 février), que l’exercice en cours sera vraisemblablement plombé par un déficit de 21,3 millions d’euros, qu’« un sixième du budget de Radio France est dédié à la musique classique » et que les concerts donnés par les quatre formations musicales (Orchestre National, Orchestre Philharmonique, Chœur et Maîtrise) coûtent annuellement soixante millions d’euros mais ne « rapportent » que deux millions en billetterie…

Mathieu Gallet : Et si la Caisse des dépôts ? (© Stéphane Grangier)

Mathieu Gallet : Et si la Caisse des dépôts ? (© REA)

Et Mathieu Gallet pense curieusement (je dirais même naïvement, si j’en crois ma propre expérience) que, via le Théâtre des Champs-Elysées, dont Radio France est actionnaire minoritaire, la Caisse des Dépôts pourrait récupérer le budget de l’Orchestre National tandis que Radio France, libéré des obligations de l’un des deux orchestres, pourrait exploiter commercialement le nouvel Auditorium de Radio France.

Un joyau

C’est mettre le feu aux poudres : l’Orchestre National, même si, à en juger par le concert du 14 novembre dernier où alternaient les deux formations, il est aujourd’hui distancé qualitativement par son petit frère — mais on sait bien qu’en la matière, les choses vont et viennent — il est, de par son histoire prestigieuse, l’un des joyaux de Radio France ; de même, personne n’a oublié les déclarations officielles (lointaines, récentes et répétées) : enfin, grâce à l’Auditorium, les deux orchestres vont disposer de conditions de travail parfaites – je doute qu’au Théâtre des Champs-Elysées, on puisse offrir pareil service tout en assurant une saison d’opéras consistante…

Vite un plan B !

Et un hypocrite regret : lorsque, Directeur de la Musique, j’ai évité, il y a quelque vingt ans,  à l’Orchestre Philharmonique de filer dans la fosse de Bastille, selon le plan absurde conjointement concocté par Pierre Bergé, président de l’Opéra de Paris, et Marek Janowski, directeur musical du « Philhar », j’aurais mieux fait, pour préserver l’avenir à long terme, de me taire…

Le problème n’est donc pas nouveau, mais, comme toujours, les politiques, pressés par de permanentes obligations, préfèrent mettre la poussière sous les meubles.

À propos, qu’en pense notre Ministre de la Culture naturellement concernée ?
 
 
 
COUV_633_BEETOVEN_DIA_OK.inddRetrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de mars 2015 :
 
 
« Ce jour-là, 26 janvier 1957 : création des Dialogues des carmélites »
 
 
 
 

A propos de l'auteur

Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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