Les Berliner à Paris – Mahler dans le gigantisme – Les « brutalités musicales » – Le choix de Simon Rattle – Deux nouveaux lieux parisiens en période de disette

 

Vingt-cinq ans après la mort de Karajan, son « chef à vie », et après douze années de compagnonnage avec le chef britannique Simon Rattle, l’Orchestre Philharmonique de Berlin est-il toujours le meilleur orchestre du monde ? Impossible de répondre à la question, les performances musicales ne disposant pas de ces instruments de mesure propres aux compétitions sportives, mais le concert que viennent de donner les Berliner à la Philharmonie (de Paris — oui, ce lieu tout neuf, et pas encore totalement achevé) constitue l’une de ces expériences musicales dont on devrait longtemps garder le souvenir.

À l’affiche de la soirée, un morceau de choix pour une formation symphonique : la Deuxième Symphonie, dite « Résurrection », de Gustav Mahler, cette œuvre qui constituait pour son auteur un « hymne gigantesque à la gloire de la création sous tous ses aspects. » Belle ambition ! Et Mahler d’ajouter : « Le fait que je l’appelle « Symphonie » ne signifie pas grand-chose, car elle n’a rien de commun avec la forme habituelle. Le terme « Symphonie » veut dire pour moi : construire un monde avec tous les moyens techniques existants… » Et l’on peut imaginer que Mahler, venant au monde un siècle plus tard, aurait ajouté à son gigantesque effectif  des sons inouïs pêchés dans les studios de l’Ircam. Mais en 1895, même sans les délires de la machine, le choc fut rude.

Comme le rapporte Henry-Louis de la Grange, parole d’Evangile pour l’épopée mahlérienne, les Berlinois qui assistèrent à la création le dimanche 13 décembre furent surpris sans doute, mais séduits également. La critique, en revanche, largement négative, donna de la voix : « goût des brutalités musicales… dissonances assourdissantes… mépris de toutes les limites assignées à l’art »… Vinrent ensuite Schoenberg, Varèse, Stockhausen… Les auditeurs s’habituèrent (ou se résignèrent) ; quant aux critiques, de peur de rater le coche, ils ont progressivement préféré s’abstenir.

 

Sir Simon Rattle, le britannique qui a relevé depuis treize ans le défi de Berlin (© EMI)

Sir Simon Rattle, le britannique qui a relevé depuis treize ans le défi de Berlin (© EMI)

 

Karajan, le vieux maître qui dirigea assis et dans la souffrance ses derniers concerts… (DR)

Karajan, le vieux maître qui dirigea assis et dans la souffrance ses derniers concerts… (DR)

Un choix évident

La Deuxième Symphonie de Mahler fait désormais partie du grand répertoire symphonique, même si son effectif hors norme, sa longueur inhabituelle (près d’une heure et demie) l’excluent des programmes réguliers, sinon chez les Berliner. Et le choix de cette formidable fresque, avec intervention chorale et deux solistes vocaux, était d’autant plus évident que l’œuvre a ponctué la carrière de Simon Rattle dès la fin de ses études à la Royal Academy of Music de Londres. Mercredi soir, il a démontré avec brio son aptitude à dominer les longueurs mahlériennes, développements et articulations. Et le chef, dont on ne donnait pas cher de la carrière berlinoise lorsqu’il obtint en 2002 ce poste tant envié, succédant ainsi à Claudio Abbado, a préservé la formidable vitalité, l’incroyable puissance, l’extraordinaire qualité sonore qui furent la marque de fabrique de Karajan (hallucinante précision des cordes, splendeur des pupitres des vents et déferlement des percussions). Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, on sait déjà que Rattle, « Sir Simon Rattle » depuis 1995, ne prolongera pas son contrat au-delà de 2018. Que les postulants s’inscrivent !…

 

Cherche une place !

Quel que soit l’avenir de la salle de Nouvel — l’insupportable architecte qui aurait aimé différer l’ouverture de sa Philharmonie, handicapée par sa localisation excentrée —, il aurait été très inquiétant que l’affiche Berliner-Mahler ne fasse pas le plein. Dès l’entrée, des petites affichettes dissipaient toute crainte : « Cherche une place pour le Philharmonique de Berlin ! » Souhaitons une semblable affluence lorsque l’Orchestre de Paris opèrera en vitesse de croisière.

Enfin, confrontée à semblable effectif, comment se comporte l’acoustique d’une salle que nous avons découverte il y a cinq semaines ? Installé dans les rangs des invités (à quelques mètres du fauteuil qui, pour l’inauguration, avait été occupé par le président de la République), j’ai constaté que le lieu de l’action était vraiment terriblement éloigné. L’œil est frustré, mais dès que le chef lève sa baguette, l’orchestre est pratiquement dans notre voisinage direct. Curieuse impression, d’une acoustique magnifique mais, d’une certaine façon, artificielle. Néanmoins, obtenir de telles sonorités (puissance et clarté) dans une salle si vaste relève de l’exploit. Réussi !

 

Au pain sec !

Paris compte maintenant deux lieux de concerts de bonne taille et de niveau international, deux lieux inaugurés fortuitement à quelques semaines d’intervalle, deux lieux dont on avait rêvé pendant plusieurs décennies et qui modifieront nécessairement notre vie musicale : la Philharmonie I de la Villette au nord, l’Auditorium de Radio France à l’ouest. Deux lieux qui draineront des crédits publics de grande ampleur, malheureusement au moment où la culture est mise au pain sec par les autorités et, de surcroît, alors qu’on se demande du côté de Bercy si, compte tenu d’un budget de Radio France déficitaire pour la première fois depuis longtemps, il est bien raisonnable d’entretenir deux formations symphoniques (Orchestre National de France et Orchestre Philharmonique), dont les profils (et les programmes) sont de moins en moins différenciés.

J’ignore la solution qui, parmi quelques hypothèses aussi désagréables les unes que les autres, sera finalement retenue. Ce dont je suis persuadé, c’est que nos orchestres parisiens (que ce soit au nord ou à l’ouest), compteront leurs sous avant de programmer la Deuxième Symphonie de Gustav Mahler…

 

 

_16LRM_DIA_0632_001.pdfRetrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de février 2015 :
 
 
« Ce jour-là, 9 mars 1831 :
le premier concert parisien de Nicolo Paganini »

 
 
 
 

A propos de l'auteur

Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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