Musiques françaises – L’Américain William Christie – André Campra à la Cour – Venise sur la scène de Favart – Mes copains de France Inter

 

Il faut décidément du temps pour que la France reconnaisse ses grands classiques : de la famille Couperin à Rameau, ils ne manquent pas, pourtant, ces compositeurs fêtés en leur temps qui nous ont donné des partitions prêtes à l’emploi. Un nom surgit épisodiquement, et ce fut ainsi la gloire de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) dont, de son vivant, un certain Lully (1632-1687) avait bloqué la carrière — Charpentier avec ce Te Deum, lancé par la firme Erato en 1953, qui fut l’un des best-sellers de l’ère du vinyle et, suprême consécration, l’indicatif de l’Eurovision !

Mais, malgré toute la fébrilité des grandes compagnies de disques, la musique française restera dans l’ombre des Concertos Brandebourgeois et autres Saisons pour des raisons que la magnifique représentation des Fêtes Vénitiennes d’André Campra (à l’affiche de l’Opéra-Comique jusqu’au 2 février) aide à saisir.

 

Un art versaillais

Pour faire simple, disons que la musique française fut, durant ces deux siècles qui précèdent la Révolution, un art de représentation, un art codé à l’usage d’une certaine société, un art versaillais, si vous préférez. Et, de la Révolution, cet art ne se releva pas. Pour l’auditeur/spectateur du XXIe siècle, qui se promène allègrement dans Bach ou Vivaldi, le message de ces auteurs français n’est guère plus intelligible que celui du Nô japonais ou du raga indien. Nous ne disposons plus des mêmes repères et, tandis qu’il resta à l’écoute des musiques allemandes ou italiennes, l’auditeur occidental fut coupé pendant de longues années de la tradition française que nous renvoie curieusement aujourd’hui — avec quel talent ! quel zèle ! quel souci de l’authenticité, quelle vitalité aussi ! — l’américain William Christie.

 

William Christie qui, « pour composer un spectacle de longueur raisonnable, cohérent et varié », a choisi « l’un des quatre prologues et quelques-unes des neuf entrées ». Campra, auteur prodigue…

William Christie qui, « pour composer un spectacle de longueur raisonnable, cohérent et varié », a choisi « l’un des quatre prologues et quelques-unes des neuf entrées ». Campra, auteur prodigue…

Un Régent décomplexé

C’est dans cette même Salle Favart, où il opéra en 1986 la fracassante résurrection d’Atys de Lully, que William Christie remet cette semaine en selle André Campra (1640-1744) qui fit une belle carrière — à Aix, d’abord, sa ville natale, puis brièvement à Toulouse, ensuite à Versailles à l’époque d’un Louis XIV vieillissant, puis d’un Régent décomplexé, ce qui n’était pas fait pour déranger notre Campra, dont la vie ne fut pas un modèle de vertu.

Il y a, d’ailleurs, un érotisme joliment raffiné dans le spectacle de l’Opéra-Comique qui, sous le titre de Fêtes Vénitiennes, nous entraîne sous différentes formes dans les jeux de l’amour et de la jalousie. Ce n’est pas un opéra où l’on suit le développement d’une intrigue, mais un genre nouveau dont Campra fut, en quelque sorte, l’initiateur : l’opéra-ballet, lequel comporte entre le Prologue (ici : « Le Triomphe de la Folie sur la Raison dans le temps du Carnaval ») et l’Epilogue (« À la lumière du jour, les excès du Carnaval cèdent la place à la Raison, du moins temporairement », indique Robert Carsen, le magnifique maître-d’œuvre de la soirée), un certain nombre d’« entrées » qui racontent chacune une histoire différente. Les trois Entrées choisies par William Christie et Robert Carsen sont donc calées  à Venise, au temps du Festival, lorsque le masque autorise toutes les libertés. Sous d’autres cieux, à d’autres moments, les Entrées seront autres. De l’aléatoire avant la lettre…

Sur la scène un peu exiguë de Favart, le décor de la Place Saint Marc a grande allure, et les mouvements de foule aussi qu’anime une chorégraphie particulièrement efficace. Bref, les yeux sont comblés ! Et les oreilles ne sont pas en reste. Même si l’on n’en possède pas les codes, comment être insensible à la vitalité de cette musique, à ses superbes couleurs instrumentales, garanties d’époque par le Maître Christie, et à des voix (les Arts Florissants !) triées sur le volet ?

 

Que des plaisirs avec ces décors du roumain Radu Boruzescu, ces costumes de Petra Reinhardt et la chorégraphie ironiquement suggestive d’Ed Wubbe ! (DR Vincent Pontet)

Que des plaisirs avec ces décors du roumain Radu Boruzescu, ces costumes de Petra Reinhardt et la chorégraphie ironiquement suggestive d’Ed Wubbe ! (DR Vincent Pontet)

Mœurs dissolues

Tout concourt à la renommée de cette Venise de rêve, avec ses mœurs dissolues, son goût de la rutilance, la folie de son festival. Après trois heures de spectacle, sans l’ombre d’un temps mort, on quitte l’Opéra-Comique avec une furieuse envie de revivre dans un autre monde les désordres de cette cité de légende. Notre Opéra-Comique, si longtemps ballotté entre répertoire désuet et fantaisies d’un soir, est à nouveau le lieu où tout bon mélomane retrouve les délicats plaisirs de la scène musicale.

Afin de parfaire votre culture musicale, consultez l’excellent ouvrage collectif, Itinéraires d’André Campra, dirigé par Catherine Cessac, publié en 2012 par Mardaga avec le soutien du Centre de Musique baroque de Versailles.

 

Triomphe de la parodie dans l’histoire de l’opéra. Réjouissant Campra ! (DR Vincent Pontet)

Triomphe de la parodie dans l’histoire de l’opéra. Réjouissant Campra ! (DR Vincent Pontet)

Jacques Chancel et José Artur

Deux de mes copains s’en sont allés, à quelques semaines d’intervalle, deux copains avec lesquels j’ai vécu les belles années d’une RTF agonisante, d’un ORTF conquérant, de Radio France enfin… Deux magnifiques animateurs qui, sans appartenir au cercle fermé des mélomanes purs et durs, respectaient nos auteurs classiques et contemporains, et participèrent sans le crier sur les toits à ce grand mouvement de la démocratisation culturelle bien avant que les politiques n’en décrètent l’urgence absolue : Jacques Chancel et José Artur.

jacques-chancel    Artur

Jacques Chancel, José Artur, Vive la radio !

Ils n’étaient pas des musicologues et le savaient. Mais ils aimaient les musiciens. Chancel me disait : « Je viens de parler avec Arthur » ou « j’ai rendez-vous avec Herbert. » Lisez Rubinstein et Karajan… José Artur : « Tu viendras au Pop-Club pour parler des jeunes compositeurs que tu invites au festival… » . Nous n’officions pas sur les mêmes chaînes, mais nous appartenions à la même famille, au cercle chaleureux de l’intimité radiophonique.

Un souvenir : Cette Radioscopie (émission-culte de France Inter) du 29 juin 1978 où Jacques Chancel me convia pour parler pendant une heure de la jeune musique, particulièrement ésotérique à l’époque…

Souvenir aussi : ce conflit avec l’administration le jour où José Artur fit son émission à Moscou grâce à la générosité d’une marque de vodka. Publicité clandestine ! Menace de sanctions. Or, sur l’ordre de mission rédigé en bonne et due forme et signé par la direction, il était noté : « Voyages pris en charge par la société xxx ». À titre de représentant du syndicat des producteurs, je proposai à José de révéler le pot aux roses. Il ne voulut pas faire de vagues. Et c’est ainsi que le Pop Club ne fut suspendu que pendant six mois… José, grand seigneur !

 

 

 

_16LRM_DIA_0632_001.pdfRetrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de février 2015 :

« Ce jour-là, 9 mars 1831 :
le premier concert parisien de Nicolo Paganini »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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