Saint Ambroise et la Scala de Milan – Fidélio, opéra « engagé » – Deborah Warner – La Léonore d’Anja Kampe – Daniel Barenboïm – Les 90 printemps de Klaus Huber

 

Que se passe-t-il, chaque année, le 7 décembre ?

Les mélomanes (en chœur) : le 7 décembre est la date d’ouverture de la nouvelle saison de la Scala de Milan, belle maison d’opéra qui rend ainsi hommage à Saint Ambroise, qui fut (au 4e siècle) l’évêque de la grande cité italienne.

Soirée mondaine. Au premier rang des loges, les politiques montent la garde. Et les contestataires aussi, à l’entrée du théâtre : c‘est le rituel du 7 décembre. Le spectacle est retransmis en direct — merci Arte ! Ainsi avons-nous pu apercevoir fugitivement les pancartes « anti-austérité » brandies par les manifestants (ils étaient trois cents, dit-on) ; version italienne des colères de notre Place de la République (tiens, pour l’instant, rien devant Garnier ou Bastille…).

Mais le choix de l’opéra était parfait pour ce 7 décembre milanais : Fidélio, l’unique opéra de Beethoven, œuvre créée à Vienne dans sa première version le 20 novembre 1805 — sur un livret, certes, à la gloire de l’amour conjugal (une rareté dans le répertoire lyrique) mais, surtout, ouvrage éminemment politique, « engagé » dirait-on aujourd’hui, qui a donné l’occasion à quelques metteurs en scène de délirer sur le nazisme.

 

23 mai 1814. Création à Vienne de la version définitive de "Fidélio". Beethoven dirige mais, de plus en plus sourd, il sera aidé par Michel Umlauf, futur chef de la "Neuvième Symphonie".

23 mai 1814. Création à Vienne de la version définitive de “Fidélio”. Beethoven dirige mais, de plus en plus sourd, il sera aidé par Michel Umlauf, futur chef de la “Neuvième Symphonie”.

Prisonniers

La britannique Deborah Warner, dont les mises en scène des grands classiques (Shakespeare, Brecht, Büchner, Ibsen) sont devenues des références, est à la manœuvre. Elle est  à la hauteur de sa réputation. Pour ce nouveau Fidelio, elle obtient des chanteurs le meilleur d’eux-mêmes : maîtrise de l’expression dramatique mais aussi passage subtil dans le premier acte entre la badinerie (Marcelline pourrait être une héroïne mozartienne) et l’irruption du drame. Là où le spectacle s’envole (sur scène, j’imagine) et sur l’écran, c’est quand surgit le chœur des prisonniers, magnifiquement déployé avec de belles lumières réglées par le Français Jean Kalman.

Le problème, inhérent à la captation télévisuelle, reste tout de même les gros plans de ces messieurs et dames dont la bouche occupe les trois quarts de l’image… Mieux vaut donc, si l’on est gêné, se concentrer sur l’écoute, qui fut globalement de premier ordre en ce 7 décembre.

Anja Kampe en Léonore, symbole de l’amour conjugal. Ici dans son répertoire wagnérien (DR)

Anja Kampe en Léonore, symbole de l’amour conjugal. Ici dans son répertoire wagnérien (DR)

La Léonore de l’allemande Anja Kampe (qui a chanté 75 fois le rôle) est superbement chaleureuse. Au plus haut niveau également le Don Pizarro de Falk Struckmann, le Don Fernando de Peter Matti, la Marcelline de la mozartienne Mojca Erdmann (débuts à la Scala), le  Rocco coréen de Kwangchul Youn et, quoique légèrement sur la réserve, le Florestan de Klaus Florian Vogt, victime modèle — ces deux derniers déjà présents dans la production d’avril 1995 du Châtelet (pas encore inondé par la comédie musicale), représentation (déjà) dirigée par Daniel Barenboïm dont la baguette a fait merveille pour sa dernière saison milanaise.

On annonce une grève générale pour la représentation du 12 décembre et l’on attend vingt millions de visiteurs pour la prochaine Exposition universelle qui se déroulera à Milan du 1er mai au 31 octobre prochains… Quant au programme de cette nouvelle saison de la Scala, il est pris en mains par Alexander Pereira (déjà remercié dans ses fonctions de « superintendant » !), le successeur de Stéphane Lissner dont le retour à Paris est la meilleure des nouvelles — pas de doute sur la validité de ses choix, ni de son énergie pour y parvenir.

 

Klaus Huber, le musicien qui veut faire réfléchir ses contemporains (Ph. Claude Samuel)

Klaus Huber, le musicien qui veut faire réfléchir ses contemporains (Ph. Claude Samuel)

Au nom des opprimés

C’est avec deux petites semaines de retard que Klaus Huber, compositeur helvétique né à Berne le 30 novembre 1924, célèbre au cours du prochain week-end à Paris son quatre-vingt-dixième anniversaire : exposition de manuscrits, table ronde et trois concerts, ce soir vendredi 12 à 20 heures, demain samedi 13 à 18 heures et dimanche à 17 heures. Les trois manifestations à la Galerie Pascaline Mulliez, 4 Cité Griset (métro Ménilmontant ou Saint Maur).

Une excellente occasion de mieux cerner la personnalité attachante et déconcertante, exigeante et généreuse, curieuse et méfiante d’un musicien qui appartient à la génération des Ligeti, des Boulez et des Berio sans en partager toutes ses options. Ses réflexions sur la foi et la politique en font, à la fois, un proche de Messiaen et un anti-Messiaen. Une curiosité qu’éclaire la lecture du livre d’Ecrits et d’entretiens publiés aux Editions Contrechamps en 2012 et, éloquemment titré Au nom des opprimés.

 

Exemples 

« Le compositeur engagé ne cherche plus, de nos jours, à choquer le bourgeois. Il veut faire mieux. Par son œuvre, il aspire à pénétrer dans la conscience des gens, à les faire réfléchir. »

« Si l’on me demande maintenant si je crois en Dieu, je ne puis répondre. C’est pour moi un mystère qui dépasse ce que j’avais imaginé. Comme compositeur, je me sens plus à l’aise dans les milieux de gauche que dans les milieux d’église : je ne suis pas Penderecki ! »

« Ma musique ne veut ni philosopher, ni produire de l’idéologie ; je m’efforce au contraire de m’exprimer par les sentiments, de créer une musique expressive et de crier de toutes mes forces. Car je suis incapable de réprimer la peur de la mort nucléaire au fond de moi. »

Et en référence à Fidelio et à quelques autres ouvrages beethovéniens majeurs, il note : « Si l’on veut transformer la vie quotidienne des hommes, il existe mille chemins meilleurs que celui de la composition musicale. On peut souligner ici, comme exemple historique, le faible effet révolutionnaire produit par les œuvres de Beethoven, pourtant exemplaires de ce point de vue, et ce, malgré leur diffusion mondiale. Elles ont été absorbées par la société — et pas seulement par la société bourgeoise. Devenues une pure jouissance esthétique (la plupart du temps très passive), elles ont perdu leur dimension idéologique. Cela dit, c’est par cette musique que Beethoven s’est accompli en tant qu’esprit véritablement révolutionnaire »

 

Mystiques et polyphonistes 

On peut imaginer qu’au cours du week-end, cet homme modeste et lucide parlera de la révolution. On pourra également l’interroger sur sa lecture des mystiques chrétiens et ses prédilections musicales : les Polyphonistes du Moyen-Age, le dernier Webern, le dernier Stravinsky.

Thèmes que Klaus Huber aborda lorsque je l’ai invité, à deux reprises, au Centre Acanthes ; c’était en 1993 et 2003, à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon.
 
 
 
Couv Diap 630 (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de décembre 2014 :
 
 
« Ce jour-là, 20 avril 1928 :
Paris découvre les Ondes Martenot »

 
 
 
 

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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