Le blog de l’été (5) – Ce jour-là : 18 mai 1911

 

Ce jour-là : Une lourde chaleur s’était abattue sur Vienne et l’on avait entendu dans le lointain, au début de la soirée, les premiers coups de tonnerre ; puis les éclairs se succédèrent dans un fracas d’apocalypse. Il était 23 heures 05, en ce jeudi 18 mai 1911 : le cœur de Gustav Mahler avait cessé de battre. Alma, la jeune épouse, passionnée et volage, et bouleversée enfin : « Tout à coup, au milieu de l’orage et de l’ouragan, les râles épouvantables se sont tus. L’âme si chère et si belle s’en est allée. Après ces râles sans fin, c’est le calme qui, subitement, a paru le plus mortel de tout. »

Et celle qui, après une longue liaison avec Oskar Kokoschka, convola bientôt avec Walter Gropius séduit déjà l’année précédente, puis avec Franz Werfel — beau tableau de célébrités ! — ajouta : « Etais-je donc soudainement toute seule ? Devais-je continuer à vivre sans lui ? Qu’allais-je donc faire encore sur cette terre ? » Alma, il est vrai, déchirée par la fulgurance du drame…

 

Alma Mahler : « Devais-je continuer à vivre sans lui ? »

Alma Mahler : « Devais-je continuer à vivre sans lui ? »

« Si je casse ma pipe… »

Trois mois plus tôt, Mahler, en sa troisième saison américaine, installé dans un luxueux appartement de l’Hôtel Savoy de New York, avait ressenti les premiers symptômes : réveil paisible mais fatigue croissante et fièvre irrépressible. C’était le 21 février ; deux jours auparavant, il avait dirigé ce qui sera son dernier concert. On pensait alors à une grippe bénigne, et l’on plaisantait. Mahler : « Si je casse ma pipe, tu seras un bon parti car tu es jeune et belle ! Qui donc épouseras-tu ? » — Alma : « Personne, ne parle pas de cela ! » — Mahler : « Voyons, qui donc avons-nous ? X est trop ennuyeux, Y trop monotone, malgré tout son esprit. Décidément, il vaut mieux que je reste avec toi ! »

Mais les médecins prononcèrent rapidement leur verdict — le neurologue Josef Fraenkel, un ami, qui subodore une endocardite lente, diagnostic confirmé par le docteur Emanuel Libman, un spécialiste de la maladie, mortelle à terme avant l’invention des antibiotiques. Mahler commence par résister : « On l’imagine sans peine, note Henry-Louis de La Grange, piaffant d’impatience, repris d’un besoin d’activité frénétique et rageant contre cette maudite maladie qui lui fait l’effet, comme toujours, d’un « manque de talent »… Pourtant, Mahler, tout en jouant la comédie de l’optimisme avec Alma, flaire le risque. Il exige de connaître la vérité. Il dit qu’il veut mourir à Vienne et y être enterré dans la même tombe que sa fille Putzi, morte trois ans plus tôt.

 

40 malles et valises

Ensuite, tout ira vite ; apparence de rémission vers le 25 mars : Mahler se lève, organise une répétition pour le lendemain, établit le programme du concert d’adieu. La rechute est terrible. Une cabine est alors réservée à bord du SS Amerika pour le 8 avril. Alma fait discrètement les bagages : quarante malles et valises ! Pendant la traversée, Mahler ne veut voir personne, pas même le compositeur Ferruccio Busoni qui lui envoie chaque jour des « contrepoints comiques » et du vin. Alma, en extase : « Mahler était d’une beauté bouleversante. Ses grands yeux noirs étincelants, son visage pâle, ses cheveux noirs et frisés, sa bouche rouge sang ! »

 

Quelques cuillerées de caviar

Le débarquement à Cherbourg est dramatique : Stefan Zweig, présent par hasard, se souviendra : « Il gisait là, d’une pâleur de mourant, immobile et les paupières closes. Il y avait une tristesse sans limite dans ce spectacle, mais aussi quelque chose de grand et de transfiguré, quelque chose qui se terminait  dans la noblesse, comme une musique. »

Brève rémission à Paris, où Mahler commande un taxi pour une promenade au Bois de Boulogne. « J’avais toujours dit qu’une fois rentré en Europe, je recouvrerai la santé. Lorsque nous serons tout à fait remis de notre voyage, nous partirons tous les deux pour l’Egypte. » Alma : « Etait-ce un miracle ? » Mais une heure après l’escapade, Mahler est de nouveau alité, grelottant. Le retour à Vienne n’est pas moins pathétique ; on l’installe au Sanatorium Loew, chambre 82, les corbeilles de fleurs s’amoncellent, les journaux viennois, qui le taillaient en pièces quelques années auparavant, publient chaque jour un bulletin de santé. Mahler, chaque soir, avale quelques cuillerées de caviar…

Arnold Schoenberg : Autoportrait

Arnold Schoenberg : Autoportrait

Le 14 mai, un nouveau foyer infectieux se déclare dans le poumon ; le mardi 16, il passe toute la journée sous la tente à oxygène et semble inconscient. Alma : «Sa bouche souriait, par deux fois, il a dit : « Mozart (sic) ». 18 mai, 23h.05… Une demi-heure plus tard, l’orage était fini. Il n’y eut ni discours, ni musique au petit cimetière de Grinzing. Il avait demandé qu’on lui perce le cœur, volonté accomplie le lendemain par le Dr Stensiger — désir sur lequel on a beaucoup glosé…

Trois mois plus tard, Arnold Schoenberg achèvera son Traité d’harmonie ; « Ce livre est dédié à la mémoire de Gustav Mahler. Cette dédicace devait lui apporter de son vivant une petite joie. »
 

(Diapason – Chronique de mars de 2011)

 
 

Pour combler votre curiosité
Henry-Louis de La Grange : « Gustav Mahler » (trois volumes) (Fayard)
Arnold Schoenberg : « Traité d’harmonie » (Ed. Mediamusique)
 

Le blog du vendredi 8 août :
9 février 1893 : la création de Falstaff
 
 
 
Couv Diapason juillet-août 626Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de juillet/août 2014 :
 
 
« Ce jour-là : 18 octobre 1752 : la création du Devin du Village »
 
 
 
 

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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