L’opéra de chambre selon Britten – Des Bouffes-du-Nord à l’Opéra-Comique – Peter Brook – Laurence Equilbey et Emmanuel Krivine – La prédiction de Stockhausen

À deux pas du Palais Garnier, c’est le Théâtre de l’Athénée qui fait l’événement, cette semaine, en matière d’art lyrique. Sans mise en scène et décors intempestifs, sans prima donna particulière. Avec Benjamin Britten à l’affiche, quelques jours après la fin de l’année du centenaire ; avec les treize jeunes musiciens de l’Ensemble du Balcon, dirigés par le non moins jeune Maxime Pascal, déjà repéré dans la série des concerts de la Fondation Singer-Polignac ; avec des chanteurs et chanteuses (deux distributions différentes), pas encore sur orbite internationale, mais formés à bonne école, à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris. Bref, en dehors des normes de production habituelle, on aura passé dans la charmante salle de la rue Caumartin, l’ancien théâtre de Louis Jouvet comme chacun sait, une soirée merveilleuse, et (re)découvert un opéra de chambre particulièrement rare : The Rape of Lucretia (Le Viol de Lucrèce) que Benjamin Britten a composé en 1946 d’après le texte (français) d’André Obey, inspiré lui-même par le récit de Tite-Live.

Chastement résistante
Concourent à cette réussite le parfait découpage dramatique opéré par le librettiste Ronald Duncan, la sobriété de la mise en scène de Stephen Taylor qui, toutefois, ne nous épargne pas l’évocation cynique de la société romaine au temps des Etrusques et le drame de Lucrèce, chastement résistante, victime consentante. On imagine le déploiement de moyens que pourrait susciter un tel sujet sur une grande scène traditionnelle. Mais, avec Britten et ce qu’il a nommé lui-même un « opéra de chambre », on est dans la concentration, dans la concision, dans l’émotion. On est également dans le triomphe du chant, le chant selon Britten, avec ses tournures mélodiques et ses agencements harmoniques reconnaissables au premier coup d’oreille et, tout au long de l’œuvre, des ensembles superbes très exigeants mais ici parfaitement dominés.

Deux équipes se partagèrent jadis la création de l’œuvre, dont l’une était dirigée par Ernest Ansermet et bénéficiait de la présence de Kathleen Ferrier. Belles références pour un vrai chef-d’œuvre méconnu !

On vous attend (mais jusqu’à dimanche seulement) au Théâtre de l’Athénée.

15 siècles après Tite-Live, 400 ans avant Britten : Le Viol de Lucrèce, vu par Le Titien

Agata Schmidt, Lucrèce cernée, agressée, culpabilisée. Mais en costumes d’époque, la nôtre…
© Opéra national de Paris/ Mirco Magliocca

livreNouveaux concepts
Olivier Mantei est l’homme que l’on croise dans le hall des Bouffes-du-Nord où les musiciens s’installent le lundi soir (prochain rendez-vous le 20 janvier avec une équipe féminine de haut niveau : Juliette Hurel, Emmanuel Bertrand, Hélène Couvert et Karen Vourc’h). On le croise aussi dans le foyer de la Salle Favart où l’air des Clochettes (de Lakmé) ravit actuellement (et ravira jusqu’au 20 janvier) les amoureux de l’opéra orientaliste. Officiellement, Olivier Mantei, associé à Olivier Poubelle, est directeur des Bouffes-du-Nord ; il est également directeur adjoint de l’Opéra-Comique, sous la houlette de Jérôme Deschamps — deux lieux culturels que la qualité des spectacles, leur éclectisme et leur originalité placent aujourd’hui au premier rang de l’activité artistique parisienne.

La recette ? Olivier Mantei nous la livre en répondant aux questions de Michel Archimbaud et Paul-Henry Bizon dans Public/Privé (sous-titre : « Nouvelles acceptions culturelles), un ouvrage préfacé par Peter Brook récemment publié aux Editions Riveneuve. Comment prendre des risques (calculés), imaginer de nouveaux concepts, se frayer un chemin entre l’argent public (nos impôts…) et l’argent privé (vente des places, mécénat) ? Comment établir la programmation dans un pays où (c’est Olivier  Mantei qui parle) « programmateur n’est pas un métier » ? Sinon, « directeur de salle, gérant, producteur, administrateur, directeur musical » ? Peu importe, d’ailleurs, la terminologie dans des structures à taille humaine (je veux dire, pas à l’Opéra de Paris) où les fonctions sont nécessairement croisées. Et, à la lumière des artistes qui ont été ses partenaires (Peter Brook, « un homme d’une densité exceptionnelle », Laurence Equilbey, « une entrepreneuse », Emmanuel Krivine (« l’un des plus grands chefs français »), Olivier Mantei nous indique quelques pistes.

Funambule
Certaines, d’évidence : adapter sa programmation aux lieux concernés (pas de Wagner dans un mouchoir de poche, même si le directeur du lieu perd la tête au moindre leit-motiv), accepter de prendre des risques… « Comme un funambule. Il faut sans cesse chercher le point d’équilibre entre l’enjeu artistique et ses impératifs économiques et sociaux. Donner du lest et retenir. Être en empathie avec le projet et en fixer les limites (…) Il s’agit de miser et parier (…) Certains disent qu’il faut être un peu visionnaire et alchimiste pour dénicher les talents et les réunir. Je pense surtout qu’il faut être joueur » Bien vu !

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Laurence Equilbey et Emmanuel Krivine — les coups de cœur d’Olivier Mantei…

La deuxième harpe
J’ajouterai, à la lumière de mes propres expériences, que la cohabitation dans une même équipe d’un directeur artistique et d’un administrateur financier est délicate, normalement conflictuelle : le premier doit être (pour la bonne cause, bien évidemment) dépensier, le second doit être prudent (ne pas surestimer des recettes non confirmées, ne pas sous-estimer les imprévus : tiens, on a oublié le xylo, la deuxième harpe…) Qui tranche ? Pour dire les choses un peu brutalement : l’homme (ou la femme) qui signe les chèques ; s’il est trop gestionnaire, l’ambition artistique tombe à la trappe ; s’il est trop généreux, il risque la faillite. Rien de vraiment original dans notre société marchande.

J’ajouterai aussi que la chance d’Olivier Mantei est d’opérer dans de vrais lieux, repérés, reconnus. La force d’une institution, ce sont ses murs ; même si le projet artistique patauge pendant quelques années, faute d’une bonne gouvernance, la qualité du lieu et sa notoriété lui offriront une deuxième (troisième, quatrième) chance. L’Opéra de Paris en est un fascinant exemple. Les mésaventures de l’Opéra-Comique depuis la dernière guerre s’inscrivent, elles aussi, dans une semblable thématique. Qu’Olivier Matei profite de cette période faste, c’est tout le bonheur que je nous souhaite.

Le petit Larousse
Deuxième volet de ce Public/Privé : la création contemporaine — réflexion qui conduit généralement à l’impossible question : « Qu’est-ce que la musique ? ». Cascade de définitions au tournant des pages 60. Rien de définitif, hélas, depuis la définition du Petit Larousse : « La musique est l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille » (les dernières éditions du Larousse ont heureusement arrêté la phrase avant les cinq derniers mots…). J’aime l’élégante définition de François-Bernard Mâche (page 74) : « La musique est la rencontre de la pensée et du son. »

Encore plus périlleux : où situer cette musique contemporaine qui, dans ses extrêmes conséquences, comme le remarque Olivier Mantei (page 69) va jusqu’aux fameuses 4’33’’ de silence de John Cage ? Je me souviens d’une délicate discussion avec les représentants syndicaux des orchestres de Radio France, où l’on chipotait sur les dates et les esthétiques concernées. Schoenberg et Gershwin, même époque, Boulez et John Adams aussi… En désespoir de cause, j’avais proposé : est considéré comme contemporain ce qui est ressenti comme tel par les auditeurs… Quant aux commentaires des créateurs, comme le remarque aussi Olivier Mantei, ils n’aident pas nécessairement l’auditeur. Référence (page 71), à cette occasion, à la création française d’Inori de Stockhausen, donnée à Paris en 1974.

À Hollywood, Arnold Schoenberg, l’émigré, jouait au ping-pong. Partenaire présumé : George Gershwin. Quel est le moderne ? (Ph. Felix Khuner)

À Hollywood, Arnold Schoenberg, l’émigré, jouait au ping-pong. Partenaire présumé : George Gershwin. Quel est le moderne ? (Ph. Felix Khuner)

inoriDanseur-mime
Puis-je me permettre de rectifier : ce n’est pas une chanteuse qui dirigeait l’orchestre avec une baguette, mais un danseur–mime, juché sur une estrade. Maurice Béjart sollicité par Stockhausen étant indisponible, c’est Alain Louafi qui tint le rôle pour cette production du Festival d’Automne à laquelle j’avais eu le plaisir d’être associé. Mais les œuvres évoluent ; à la reprise d’Inori à la Cité de la Musique, il y aura deux danseurs-mimes et un chef d’orchestre, comme en témoigne la photo ci-contre.

Une nouvelle époque
Où en sommes-nous avec Stockhausen, six ans après sa mort ? Je me bornerai à rappeler la réponse qu’il me fit pour le Panorama de la musique (numéro de décembre 1974) :

« Nous vivons les débuts d’une nouvelle époque de la conscience musicale, et pour établir un nouveau langage qui puisse se développer en plusieurs siècles, je suis obligé de prendre un maximum de directions. Il m’est impossible de suivre une seule direction : ce n’est pas ma fonction dans l’histoire de la musique. »

Toujours modeste, Stockhausen ajouta : « Inori n’est pas seulement important pour moi : c’est une découverte capitale pour les musiciens »… Patience !

 

 

th_23721Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de janvier 2014 :

« Ce jour-là : 6 juillet 2012 – La Lettre de Beethoven à l’Immortelle Bien-aimée »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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