L’art en guerre – Les collages de Magnelli – Messiaen, Prokofiev et Schoenberg – Un Concerto de Mai – Huit compositeurs sous le nazisme – Jacques Prévert – Django, le gitan

La nouvelle exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, « L’art en guerre » (sous-titrée : France 1938-1947), mérite largement une visite : on y croise des références indiscutables de la peinture moderne : de Kandinsky à Chagall, de Braque à Miro et, comme partout si j’ose dire, il y a abondance de Picasso. Tout de même, on se pose la question : où se situe la guerre dans cette réunion de chefs-d’œuvre, sinon, il est vrai, dans les travaux politiquement plus significatifs d’artistes pour la plupart secondaires ? Mais où est la guerre dans La nature morte à la dormeuse de Bonnard, dans Les femmes à la colombe de Marie Laurencin, dans La Grille de l’Elysée peinte par Van Dongen en 1912 ? Ou encore dans le superbe Pont Neuf la nuit de Marquet ? Quant à la liaison invoquée avec le surréalisme, elle n’est pas évidente, même si, en finale, on parvient à tout justifier.

“Femme assise dans un fauteuil”, un Picasso de 1941 (© Succession Picasso 2012)

 

Un camp en Silésie
Ce qui est nettement moins justifiable, pour nous qui nous intéressons à l’art des sons, c’est la formidable impasse dont la musique est ici la victime. Deux modestes collages de Magnelli sur papier à musique ne suffisent pas à faire l’affaire. Un petit effort néanmoins : le monumental catalogue de l’exposition relève dans ses tableaux chronologiques quelques références musicales, dont trois, au moins, sont parfaitement emblématiques : la composition du Quatuor pour la fin du Temps d’Olivier Messiaen, exécuté en 1941 dans un camp de prisonnier en Silésie, la création de la Septième Sonate de Prokofiev (l’une des trois « sonates de guerre ») en 1942, et d’Un Survivant de Varsovie de Schoenberg en 1947.

et première parisienne, cinq mois plus tard…

Un concert au Stalag…

L’Hymne au Maréchal !
Enfin, dans le même catalogue, à l’article « Musique », un texte de Myriam Chimènes, bref mais bien documenté, signale, entre autres, que le compositeur Marcel Delannoy commit à l’époque un « Hymne au Maréchal » – ce compositeur justement oublié aujourd’hui qui, quelque quinze ans plus tard, recherchant la reconnaissance de l’avant-garde, avait naïvement proposé à Boulez son Concerto de Mai pour la prochaine saison du Domaine Musical ; et je puis vous révéler la teneur de la réponse : « Ce serait avec le plus grand plaisir, cher Monsieur, malheureusement notre saison se termine en avril… » Enfin, Myriam Chimènes évoque ce Chant des déportés, que la radio nationale commanda à Olivier Messiaen à la Libération, partition qui fut créée (sous la direction de Manuel Rosenthal) puis égarée, mais dont, à la demande d’Yvonne Loriod, je réussis, cinquante ans plus tard, à retrouver la trace à la Bibliothèque de la Radio France…

Les années noires
Certes, Marcel Delannoy ne fut pas le seul compositeur français à participer au « voyage en Allemagne » de triste mémoire… Je ne puis à ce sujet que conseiller la lecture de Composer sous Vichy de Yannick Simon publié en 2009 aux Editions Symétrie. Sujet voisin également, la très récente publication par nos amis suisses de Contrechamps des Huit portraits de compositeurs sous le nazisme. Un choix large et passionnant, opéré (et commenté sans indulgence) par Michael H. Kater, professeur à l’Université de York.

Kurt Weill : “L’Opéra de Quat’sous” à Berlin en 1928

Qu’ont-ils fait, pendant ces années noires, les Werner Egk, Hindemith, Kurt Weill, Hartmann, Carl Orff, Pfitzner, Schoenberg et Strauss ? Pas d’hésitation pour Kurt Weill et Arnold Schoenberg, juifs donc contraints à l’exil. Exilé également sur terre américaine, Paul Hindemith, mais moins pour protester contre le nazisme (à l’instar d’un Bartók) que déçu par un régime qui ne reconnaissait pas ses talents. Les autres ont navigué : Pfitzner, auteur d’un interminable Palestrina que nous dûmes subir, il y a quelques années, à l’Opéra de Paris, insupportablement arrogant et très à l’aise dans les mouvances du nazisme ; Karl-Amadeus Hartmann, en revanche, qui fut, en quelque sorte, un résistant de l’intérieur et me raconta fièrement, quand je le rencontrai jadis à Munich, comment il avait berné les autorités en introduisant une mélodie hébraïque dans l’une de ses œuvres… Après la guerre, il sera le patron de Musica Viva, haut-lieu de la création contemporaine en Allemagne de l’Ouest.

Le soutien du Führer
D’autres encore et, du côté des officiels sans état d’âme, Werner Egk, lauréat en 1936 de la « médaille olympique pour la musique », qui, dit Kater, « a essayé très tôt  de s’arranger avec le nouveau pouvoir.» Plus compliqué, le cas de Richard Strauss qui, évincé de la présidence de la Reichmusikkammer (Chambre de musique du Reich), sollicita, mais en vain, le soutien du Führer. Quant à Carl Orff, dont les méthodes pédagogiques eurent leur heure de gloire, et dont les Carmina Burana (signe avant-coureur des répétitifs américains) ont fait le tour du monde, il n’hésita pas, parmi d’autres compromissions, à composer une nouvelle ouverture pour le Songe d’un nuit d’été afin de « remplacer » celle du juif Mendelssohn…  Souvenir personnel : on donnait un soir ces Carmina Burana au Théâtre des Champs-Elysées, et je tombai à l’entracte sur Jacques Prévert, qui ne fréquentait guère les concerts classiques : « J’aime les Carmina Burana… » Ah ?

Au-delà de l’anecdote, ce que révèle l’ouvrage de Kater, grâce à un luxe impressionnant de détails et de révélations, c’est l’opportunisme généralisé, pour ne pas dire l’égoïsme candide d’un grand nombre de compositeurs, et un antisémitisme que l’ombre des camps ne troublait pas. Leur œuvre, d’abord ; le reste du monde, loin derrière. Vous avez dit Wagner ?

Une certaine Marseillaise
Tout cela, donc, n’est guère abordé dans l’exposition précitée du Musée d’art moderne, que vous pouvez néanmoins voir pour le plaisir jusqu’au 17 février. Mais l’exposition que vous ne pouvez manquer, c’est celle qui se tient au Musée de la Musique et dont Django Reinhardt (1910-1953) est le héros. L’histoire de ce guitariste magnifiquement doué, de ce gitan inspiré, et peintre aussi, reste, un demi-siècle plus tard, l’un des grands moments de l’histoire du jazz. Triomphe de l’instinct, du bonheur de la musique au moment, là aussi, où le climat politique était plus qu’agité. D’une certaine façon, la célèbre improvisation de Django sur la Marseillaise appartient à la section « l’art en guerre »…

Django Reinhard (deuxième à partir de la droite) et le Quintette du Hot Club de France en 1938 ; à l’extrême gauche, le jeune violoniste Stéphane Grappelli (Coll. particulière. DR)

 

Swing de Paris
Les expos de la Cité de la musique sont toujours, sur des espaces relativement restreints, des modèles du genre ; l’exposition « Django Reinhardt – Swing de Paris » (dont Vincent Bessières est le commissaire général) est à la fois joyeuse, subtilement rythmée et bourrée de documents d’époque. J’ajoute que si l’un de vos amis aime le jazz, offrez lui sans hésiter pour Noël le catalogue de l’exposition (39 euros) publié conjointement par la Cité de la Musique et les éditions textuel avec le soutien du fonds d’action Sacem. Abondantes illustrations, photos, affiches, etc., un vrai régal !

Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason d’octobre : « Ce jour-là : 31 juillet 1886 »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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