De Diaghilew à Pierre Boulez – Un jury à la Sorbonne – Nicolas de Staël au Domaine Musical – Qu’est-ce que le concert ? – Et la Fête de la Musique ? – L’impertinence de Debussy

Comment une manifestation privée, née dans la confidentialité et la singularité, devient-elle incontournable ? A quel moment cette manifestation impose-t-elle sa différence et, hors des circuits officiels, devient-elle référence? Ce fut jadis l’histoire des Ballets Russes – plus près de nous, l’aventure des concerts du Domaine Musical. Dans les deux cas, un homme, plein d’énergie et d’idées novatrices, s’est lancé, avec suffisamment d’audace et de savoir-faire pour mobiliser artistes et mécènes : Serge de Diaghilew, Pierre Boulez. Rapprochement insolite, à cinquante ans d’intervalle, et pourtant… Dans les deux cas, les manifestations se sont rapidement inscrites dans le réseau de la mondanité parisienne ; dans les deux cas, les compositeurs qui n’étaient pas conviés ont fait le coup du mépris ; dans les deux cas, les sarcasmes ont fusé ; dans les deux cas, la disparition du fondateur ou son éloignement a brisé l’élan. Lorsque Diaghilew est mort, à Venise le 19 août 1929, le programme de la saison suivante était arrêté mais, quoique quelques appétits féroces aient commencé à aiguiser leurs armes, il n’y eut pas d’héritier pour l’assurer ; quant au Domaine musical, malgré le talent et la conviction de Gilbert Amy dans le rôle du successeur, il disparut bientôt, inévitablement, dirais-je, mais c’est une autre question, de la scène musicale parisienne.

Beau sujet de réflexion, au moment où la Sorbonne prête son cadre solennel pour une soutenance de thèse, dont les concerts du Domaine Musical constituent sinon le sujet direct, du moins le point de convergence. C’est, en effet, un magnifique travail, très original, adroitement articulé, qu’a présenté Sarah Barbedette devant un jury où siégeait Pierre Boulez en compagnie de Denis Guénoun, Jean-Claude Marcadé, Bertrand Marchal et Bernard Sève, lesquels n’ont pas manqué, au moment de « l’oral », d’enrichir le débat, avant d’offrir la suprême récompense à la thésarde…

Pierre Boulez et Sarah Barbedette : on a sablé le champagne…

Pierre Boulez et Sarah Barbedette : on a sablé le champagne…

Le manteau d’Arlequin

Dire que le titre de la thèse, « Le concert approche picturale et questions de poétique », est totalement éclairant serait excessif. Pourtant, la donnée première de ce long chemin, c’est la présence de Nicolas de Staël aux deux concerts du Domaine Musical de mars 1955, et le tableau, intitulé Le concert, qui en résulta, dernière toile du peintre précédant de peu son suicide, toile qui, à côté de quelques magnifiques Picasso, est aujourd’hui l’un des ornements majeurs du Musée d’Antibes. Quant à l’ensemble des 500 pages du travail de Sarah Barbedette, je n’ai pas pu en prendre connaissance (j’espère qu’un éditeur dressera l’oreille), mais il apparaît que c’est notamment la notion même de concert qui est y envisagée, dans son cérémonial, son contenu, son répertoire, et celui du Domaine musical fut particulièrement ciblé. Au jeu des poupées russes, ne peut-on dire que l’ensemble d’un programme (pluralité d’œuvres) constitue également une oeuvre, inscrite dans une série de manifestations, œuvre elle-même ? Avec la pratique actuelle du manteau d’Arlequin, fait d’occasions et d’opportunités commerciales, nous sommes loin du compte. Et pourtant, insensiblement, le concert bouge, grâce à certains interprètes imaginatifs. Mélange des époques au cours du même récital, et confrontation des styles, sans interruption… Pour les applaudissements, si utiles à quelques somnolents, il faut attendre. De cela, Sarah Barbedette ne parle pas…

Le pavé parisien

J’ajouterai, notant que la soutenance de thèse s’est déroulée le 21 juin, qu’il y a aussi, dans un registre plus sociologique, le phénomène de la Fête de la Musique. Une belle idée, dont la musique classique, il faut le dire, a largement fait les frais. Le 21 juin 1982, la première fête, que nous devions à Jack Lang et Maurice Fleuret, fut étonnante. J’avais sillonné le pavé    parisien pour un document télévisuel imaginé par Igor Barrère et, à quelques centaines de mètres de la Gare Montparnasse, notre caméra avait pu filmer le passage d’un piano (droit) du premier étage d’un immeuble à son arrivée sur la chaussée et le récital Chopin improvisé, donné par le propriétaire de l’instrument… Trente ans  plus tard, on continue à faire la fête, ce qui est très honorable, mais les valeurs ne sont plus tout à fait les mêmes.

Un mouchoir de poche

Que dirait Debussy, politiquement très incorrect, qui écrivit un jour : « Vraiment, la musique aurait dû être une science hermétique, gardée par des textes d’une interprétation tellement longue et difficile qu’elle aurait certainement découragé le troupeau de gens qui s’en servent avec la désinvolture que l’on met à se servir d’un mouchoir de poche ! Or, et en outre, au lieu de chercher à répandre l’art dans le public, je propose la fondation d’une « Société d’ésotérisme musical. »

Mais on pardonnera beaucoup à celui qui écrivit également : « Voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie pastorale »…

Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason de juin : « Ce jour-là : 12 septembre 1840 »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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