Philippe Jordan avec le JB Vuillaume Trio à l’Amphithéâtre Bastille

 

Plus d’un patron musical d’Opéra est aussi un formidable pianiste, et aurait pu en faire sa carrière. Il y a eu Solti et surtout Sawallisch, dont Walter Legge disait qu’il est scandaleux d’être si bon chef d’orchestre (écoutez donc au disque leur immortel Capriccio) quand on est d’abord si bon pianiste. Isolé en Suisse pour raison raciale pendant la guerre, Solti jeune aspirant chef et ex-assistant de Toscanini à Salzbourg, est devenu assez fort pianiste pour gagner le Prix de Genève. Il y a aujourd’hui Barenboïm, et à un moindre degré Pappano. On le sait moins de Philippe Jordan, quoique naguère, assistant de Barenboïm à Berlin, il ait plus d’une fois accompagné du chant. Mais il a pris le temps, ou plutôt l’a trouvé (et le diable seul sait comment, dans son emploi du temps de cette saison : à l’entracte de ses Pelléas peut-être bien), pour se mettre ou remettre dans les doigts le mouvement de Quatuor de Mahler (qui ne demande pas grand-chose, et n’apporte pas grand-chose) mais aussi le troisième de Brahms en ut mineur, ce qui est une bien autre affaire.

Jordan (2)

Photo © Jean-François Leclercq (en exclusivité pour Qobuz)

C’est qu’il a voulu expressément ce que Sawallisch a fait aussi souvent que possible à Munich : mouiller sa chemise de pair avec les instrumentistes de son orchestre. C’est la musique de chambre la meilleure possible, et au sommet, quand des  superprofessionnels, portant titre de supersolistes dans un grand orchestre, jouent pour leur plaisir, pour le plaisir des répétitions et de la performance, et d’y passer le temps, et d’y prendre la peine qu’il faudra. Ce n’est pas la bien petite recette d’un Auditorium pourtant bourré qui aurait pu les faire courir, au prix d’ami où y sont les places ! Le trac était visible en Jordan à son entrée ; et le sourire à la fin, franchement désinhibé. C’est bien de continuer à prendre ainsi son plaisir en musique (cela se voit quand il dirige Pelléas comme il le fait en ce moment ; ses derniers pour un bout de temps sans doute, les derniers en tout cas avec un orchestre ainsi préparé, et le couple idéal Stéphane Degout/Elena Tsallagova). Le plaisir là était double parce que la tâche était double : faire que les doigts soient à la hauteur du pianisme souvent tordu de Brahms, qui aux deux derniers mouvements de ce Quatuor expose le piano très à découvert, et ne fait pas de cadeau ; et garde l’œil en coin, simple habitude, sur ses trois compères, s’assurant des départs et de la  cohésion, s’assurant surtout que le cadre sonore, dynamique et rythmique, reste strict et propre, et ne vire pas au beau flou. Double tâche donc, et doubles bravos.

 

(DR)

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Il faut dire que ses supersolistes sont aussi des chambristes à part entière, et de formidable qualité. Le Trio à cordes n° 5 en ut mineur de Beethoven en début de programme l’a assez montré. Les archets se répondent, les sonorités s’apparient, et elles sont de très fine et belle qualité. Le nom qu’ils se sont choisi le proclame assez. Le Trio JB Vuillaume joue sur des merveilles de la lutherie française, où le Vuillaume au XIXe siècle à lui seul est Stradivarius et Guarnerius et Amati. Qu’Eric, violon, et Cyrille, violoncelle, portent même patronyme, Lacrouts, n’est pas garantie d’homogénéité. Si elle y est, si les sonorités s’arrangent si bien c’est que, tout supersolistes  qu’ils sont, ils ont  l’élégance et la simplicité de ne pas se comporter en solistes ; et très palpablement Pierre Lenert à l’alto, admirable et peut être médiateur, ou arbitre, y est pour quelque chose. Et comme c’est tendu et intéressant, et construit, et bien tenu, Beethoven, avec ces simplement trois fois quatre cordes ! Est-ce une impression seulement, que ce répertoire, naguère encore si pratiqué, est bien délaissé aujourd’hui ? Qu’on nous le joue souvent, comme ça !

On comprend que Jordan n’a pas eu à trop faire le chef. Ce n’est pas à ses troupes qu’il avait affaire, mais à des partenaires. Des motivés. Et à part entière. Aux saluts seulement, qui les a trouvés tous quatre épanouis (mais toujours comme un peu gênés après cet exercice hors hiérarchie) il aura à faire le chef un peu, poussant ses trois pairs vers le devant pour prendre au même titre que lui leur bon dû de bravos.

 

Amphithéâtre Bastille, 24 février 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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