Au Monde de Philippe Boesmans (Opéra-Comique)

 

Patricia Petibon, Charlotte Hellekant / © E. Carecchio

Patricia Petibon (seconde fille), Charlotte Hellekant (fille aînée) / © E. Carecchio

Tout ici-bas (et même au théâtre) ne pouvant être Allemonde, le royaume littéraire où Mélisande a froid, on suivra Philippe Boemans Au Monde. C’est le titre qu’il emprunte à une pièce de Joël Pommerat et, même lors de sa création purement théâtrale voici plus de dix ans, il n’était pas innocent. Il prenait date. Derrière circulent beaucoup d’allusions, à peine discrètes. Car le dramaturge et d’abord metteur en scène, qui a la particularité de ne mettre en scène que ses propres pièces, n’a pas moins lorgné vers Les Trois Sœurs, ici relookées et voilées (mais à peine). Maeterlinck, Tchekhov, cela encourage à plus d’allusif encore, des abstractions et du symbole, avec le flou en plus. Il n’est pas sûr que Philippe Boesmans, des compositeurs d’opéra d’aujourd’hui certainement le plus justement fêté et fécond, (et même public) trouve avantage à aller chercher son livret, pour une fois, ailleurs que chez Strindberg, Shakespeare, Schnitzler, Gombrowicz qui lui ont si bien réussi. Chez ceux-ci il trouvait des situations fortes, des personnages francs. Oui, francs. Même quand elles rêvent, en tant que personnages, les trois sœurs de Tchekhov ne sont pas floues ni vagues mais exactes, parfaitement situées, et présentes. Il n’y a que leurs rêves qui sont flous. Et il n’y a pas plus contourné, précis, motivé et décidé que Pelléas et Mélisande, malgré ce qu’ils gardent de mystère.

 

Fflur Wyn (la plus jeune fille), Patricia Petibon (seconde fille), Yann Beuron (mari de la fille aînée) / © E. Carecchio

Fflur Wyn (la plus jeune fille), Patricia Petibon (seconde fille), Yann Beuron (mari de la fille aînée) / © E. Carecchio

Des personnages que nous montre M. Pommerat on ne sait à aucun moment ni ce qu’ils font là, ni ce qu’ils sont, ni pourquoi ils nous chantent ce qu’ils chantent, ni pourquoi ils entrent et sortent. Ils doivent être là à l’instar du petit Yniold, ils viennent  « dire quelque chose à quelqu’un ». Si situations, conflits, enjeux il y a, rien qui se passe ou se dit sur scène ne nous le fait sentir. On a, à force d’années, acquis assez de pratique du théâtre, lyrique en particulier, pour s’être dit vers la fin d’un trio de sœurs en pointillé —où les interventions assez remarquablement se répondent ou plutôt se reprennent (dans un discontinu tout maeterlinckien) — que cela ferait un très bon tableau final pour cette action sans action, sans suspens, sans enjeux. On avait raison, mais le silence de quelques instants dans la salle a assez montré que personne n’a senti que c’était fini en effet, ou avait quelque raison de l’être.

 

Charlotte Hallekant (fille aînée), Philippe Sly (Ori) / © E. Carecchio

Charlotte Hallekant (fille aînée), Philippe Sly (Ori) / © E. Carecchio

Ainsi on ne suit pas ; on ne participe pas ; on ne s’intéresse à rien ni personne (sauf pour se demander pourquoi, par exemple, une chose qu’on attendait n’a pas été dite). La merveille est qu’on ne s’ennuie pas non plus. C’est léger de touche et ne pèse pas, en scène c’est admirablement escamoté, par des jeux très chic de lumière et de noir, par Pommerat lui-même ; et surtout la musique de Boesmans est la plus amicale qui soit, emplie d’allusions qu’on ne cherche pas à décrypter, bien instrumentée, et parfaitement écrite pour des voix qui la chantent bien, sans d’ailleurs qu’à aucun moment apparaisse un caractère idiomatique, nécessaire, de ce qui est chanté.

 

Patricia Petibon (seconde fille), Ffleur Wyn (la plus jeune fille), Yann Beuron (mari de la fille aînée)  / © E. Carecchio

Patricia Petibon (seconde fille), Ffleur Wyn (la plus jeune fille), Yann Beuron (mari de la fille aînée) / © E. Carecchio

Excellent plateau où chacun sert l’œuvre et à titre personnel n’a guère à paraître ni briller, sauf Patricia Petibon, seule à mettre dans ces presque deux heures de spectacle continu un peu de vibration passionnée et vivante. Patrick Davin réussit que le Philharmonique de Radio France fasse du bien aux chanteurs tout en faisant pourtant entendre tous les timbres que Boesmans y a mis. Et comme Boesmans sait narrer en musique ! Et évasivement enchaîner ! Travail d’orfèvre, qui trouvait mieux à ciseler et filer dans La Ronde et surtout Julie ! Dans des notes du programme c’est comme si le compositeur et son auteur/metteur en scène se félicitaient de mieux s’être entendus que Maeterlinck et Debussy pour Pelléas. Oui, mais eux ont fait Pelléas.

 

Patricia Petibon (seconde fille), Yann Beuron (mari de la fille aînée), Werner van Mechelen (fils aîné), Frode Olsen (Le père) /  / © E. Carecchio

Patricia Petibon (seconde fille), Yann Beuron (mari de la fille aînée), Werner van Mechelen (fils aîné), Frode Olsen (Le père) / © E. Carecchio

 

Opéra-Comique, 22 février 2015

 

 

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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