Une brève virée dans l’Est lumineux et glacé apportait deux belles joies. D’abord une Clemenza di Tito que la metteure en scène, Katharina Thoma, a su faire avec l’aide de la scène tournante facile à lire, se suivant, avec des personnages identifiables. Quel soulagement, surtout quand on a si proche à la mémoire la confusion de hall d’hôtel d’une très récente Clemenza parisienne !! Ajoutons que le chef, Andreas Spering, qui vient du baroque mais sait tenir son Mozart avec ligne, sensibilité et sonorité, obtenait le maximum d’un ensemble vocal parfaitement équilibré où la Vitellia véhémente et virtuose de Jacquelyn Wagner sonne juste un rien trop blonde (s’agissant d’une telle tigresse), la Servilia de Chiara Skerath juste assez jeune fille (une Junie de Racine) et le Sesto de Stéphanie d’Oustrac simplement sensationnel, de voix et d’accent comme de jeu. Un bravo très à part pour la clarinette/cor de basset du Symphonique de Mulhouse, remarquablement stylé ce soir.
Félicité supplémentaire, le lendemain.
Anne Schwanewilms, à voix d’opale et irisations, faisait jouer de pures gemmes vocales dans Liszt (Loreley, O quand je dors) et Mahler (les Rückert Lieder) et, surtout, un Schumann (le cycle Eichendorff) avec des couleurs ambrées de sous-bois et des transparences lunaires qui hantent.
(Photo © Javier del Real)
Et nous voici de retour dans Paris où, malgré les vacances scolaires, Leif Öve Andsnes fait le plein du Théâtre des Champs-Elysées deux soirs. Festin il est vrai, la chair est tentante, abondante et de la meilleure qualité possible. Le Beethoven le plus connu en un sens, mais le plus abordable aussi, le plus convivial, le dernier Beethoven bien élevé, si on peut le dire ainsi, qui ne fonctionne pas par outrances, transgressions, dédains et défis, mais de bonne compagnie toujours ; à bien des moments un enfant de Mozart et rien de plus ; un qu’il convient de nous communiquer avec la proximité, la simplicité, la clarté les plus grandes, sans y ajouter de drame, pressentiments et nuées ; un Beethoven encore solaire : le Beethoven des cinq concertos pour piano en deux soirées, commençant par le marathon des 2, 3 et 4.
Entouré du Mahler Chamber Orchestra, avec le clavier de son beau Steinway comme mis à plat devant nous, le merveilleux Andsnes nous donne ce qu’il est un des tout derniers à savoir si naturellement donner : la chose même, rien de moins et rien de plus, ou plutôt si : seulement le plus de son lumineux sourire. Le voilà le Beethoven amical et même frère, sans grandes déclarations ; un Beethoven de plain-pied, et la bête de race (ou le lion) certes va s’emporter dans un Empereur étincelant où les notes fusent comme du feu liquide ; mais le plain-pied est là, de bout en bout. Avec ses doigts capables de toutes les agilités et de tous les effets, Andsnes dispose d’abord d’une clarté d’articulation qui est la régularité, l’évidence mêmes : il se contente de donner le texte, mais avec quelle allure et quel chic, et le texte chante tout seul.
Ce n’est pas là un Beethoven pour intellectuels et gourmés, ni un piano pour pianistes. Les uns comme les autres pourront bouder qu’on nous fait ce piano trop facile, et ce Beethoven trop immédiat. Tel n’est pas l’avis de la salle, qui n’a que faire des augures. Elle ne connaît que son bonheur, et remercie pour la gentillesse qui procure ce bonheur. En début de seconde soirée le 2° concerto voit sa matière (qui est sans prétention) simplement transfigurée par une joie de donner qui va à la jubilation. En fin de première, le simple timbre du piano (sans poids ajouté) ouvre une autre profondeur, avec une autre portée ; la méditation s’installe, la douleur pointe, le son se fait mi-voix et la mi-voix silence, mais quel envol, quel départ ensuite dans un bruit et un mouvement neufs. Sous les doigts de Leif Öve Andsnes rien ne pose, rien ne pèse. N’empêche. Si c’était Brahms, ces mêmes doigts, sans plus d’effort, y mettraient les fracas attendus ; dans Mozart affleurerait l’envers de l’âme ; dans Rachmaninov le pur pianisme s’épanouirait. Ainsi être naturel et à sa place quoi qu’on joue ; donner, généreusement (avec des Bagatelles en bis), et s’effacer : qui d’autre dans cette génération de pianistes a ce secret ? Le public l’en remercie avec une chaleur qu’on n’entend pas souvent dans les bravos. Et ses propres instrumentistes se donnent à lui avec un élan rare, comme si eux-mêmes pour une fois, jusqu’à la grosse caisse (plus le tambourin dans des Danses allemandes en bis, pris par Andsnes même) étaient là pour leur seul plaisir seulement ! Revenez-nous vite, voyageur amical !
Strasbourg, 6/7 février 2015 – Théâtre des Champs-Elysées, 17/19 février 2015
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