Iphigénie en Tauride au Grand Théâtre de Genève

 

Qui a peur d’Iphigénie ? Curieux : plus personne n’a peur de sa sœur XXe siècle Elektra, ni de Richard Strauss. Mais ils ont tous peur de Gluck. Ils ont peur des classiques. Ils tremblent devant, prétendant qu’on n’a que trop longtemps vu tout ça et qu’on le sait par cœur, qu’il y faut des rajustements et degrés etc. , alors qu’aujourd’hui pas un spectateur ne peut se souvenir d’une Iphigénie dans les simples voiles de prêtresse où Rose Caron se drapait encore, et après elle encore, un peu moins loin de nous, Crespin à Paris et Jurinac à Vienne. Pour Callas, déjà Visconti avait inventé quelques manières de plus, des façons Tiepolo, comme ne pouvant se résigner à nous la donner telle quelle. Qui osera, qui nous rendra la tragédie nue ? Ses beaux bras ? Le tout simple programme de Gluck : le marbre qui s’anime ?

 

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

 

Sur l’intelligente brochure documentée qui accompagne la production de Genève, on commet l’imprudence de nous montrer des photos des répétitions. Le beau visage d’Antonacci à nu, des pommettes (le masque même) qui reflètent l’immense et l’intolérable, les mains qui se tordent ou se tendent, le marbre qui rien qu’à cela s’anime. Et que serait-ce si on  nous donnait le chant avec ! Hélas. Ce serait trop beau. On ne nous mettra pas en scène cette Iphigénie-née sans croire devoir lui souiller son vêtement, lui salir son visage de suie et de sang. Ne peut-on laisser la matière nue et noble faire son office toute seule ? Faut-il la surmaquiller et la déformer, la vouloir laide, la flanquer, elle et les autres protagonistes (plus quelques absents, Agamemnon, Clytemnestre… Que tous les Atrides y passent, après tout. « Mon mal vient de plus loin », pas vrai ?) de doubles comme des derviches tourneurs dont la frénésie de virevolter bien vite aura occulté les vrais personnages et, avec eux, les enjeux ? Comme c’est facile, ne pas mettre en scène ! Il suffit de multiplier l’agitation, devant un beau dispositif de base. Mission accomplie. Dix minutes on s’est dit qu’on allait voir un beau spectacle. Car ces gradins, cette ruine, ce théâtre ont fière allure. Cette figuration anonyme et presque immobile aussi. Mais quand les personnages enfin vont s’affronter, front à front, sans doubles, pour que la crise soit, ah alors, pfft…. il n’y a plus personne.

 

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

 

On l’a compris, à elle seule comment Anna Caterina Antonacci suffirait-elle à Gluck. Le poids immobile que pèse Gluck, on nous le fait perdre dans l’agitation ambiante. La mélancolie noble ou, pour le dire mieux, la tristesse auguste qui donne leur ton hautain et humble aux plus grandes figures classiques, héros/héroïnes en même temps victimes, Antonacci en est naturellement porteuse ; elles traversent le brouhaha scénique et le bariolage dont on nous les rhabille. Où on la laisse parfois, silencieuse et seule, Gluck est aussi. Mais c’est comme si chaque mouvement du show, signé Lukas Hemleb, cherchait à nous la faire oublier, comme pour se disculper si par mégarde quelqu’un s’était brulé les doigts au sublime. Mais Mr Hemleb peut se rassurer. On s’est arrangé pour que sur scène cette Iphigénie soit seule de sa race.

 

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

Le très joli lyrisme de Steve Davislim, à l’aise et à sa place, juste un peu court de lumière dans les airs sublimes de Pylade ; les moyens intéressants de Bruno Taddia, à qui ce n’était pas un cadeau de confier Oreste, encore peu dégrossi comme il est (avec ces deux airs qui demandent des moyens contradictoires, dont il n’a ni de l’un l’arrogance déclamatoire ni de l’autre le quasi mutisme réflexif, murmurant) : côté Grecs à peine si on a là de quoi entourer une Iphigénie de grand format. Le Scythe, Thoas, n’est que brutal, dans un rôle à vrai dire à abois. Mais le Grand Théâtre garnit très excellemment toutes les interventions acolytes que la tragédie lyrique requiert ; et l’importante contribution des chœurs garantit à la soirée et son poids musical, et son aura dramatique. On n’en dira pas autant d’une bonne Suisse Romande dont Hartmut Haenchen semble ne simplement pas savoir ce qu’il doit faire. Du Parsifal peut être ? De l’épais en tout cas, où un peu des voix solistes se perd. Du pataud en tout cas, qui n’encourage pas les voix à se mettre sur cothurne et à se donner du jarret…

 

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

Iphigénie en Tauride (Grand Théâtre de Genève. © Carole Parodi)

 

Un soir sur deux, avec des moyens tout autres, sûrement Mireille Delunsch alternant saura donner à la Prêtresse, à la Sacrificatrice (d’abord sacrifiée) même noblesse, même tristesse qu’Antonacci. Avoir eu sous la main non pas une Iphigénie, mais deux !! Avoir trouvé l’introuvable, et sertir ce diamant, chaque fois le faire oublier, le rétrograder sous du manège et du bariolage ! Simplicité, dépouillement, hiératisme même, le meilleur de Gluck passerait si bien en concert… On y perdrait le beau dispositif d’entrée, impressionnant.  Mais c’est à peu près tout ce qu’on y perdrait. Et on peut même croire que laissé à lui-même M. Taddia contrôlerait mieux la violence de « Dieux qui me poursuivez » et l’intériorité de « Le calme revient dans mon cœur. » Quant au miraculeux « Ô malheureuse Iphigénie », il  s’envolerait avec plus de poignante, tranquille beauté…

 

 

Genève, 25 janvier 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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