L’Enlèvement au sérail à l’Opéra Garnier

 

Que c’est bon et que ça fait de bien, et que ça se fait rare, un spectacle/plaisir ! On peut en témoigner par ceux de juste à côté, et leur visible bonheur, ça convertit un public tout neuf, ça l’attire vers l’opéra plus sûrement que ces supposés messages, qui soi-disant rapprochent l’opéra, le rendent contemporain. Le bonheur vaut mieux.

Le bonheur ici s’appelle d’abord évidemment Mozart. Mais on en a vu, des Mozart, et cet Enlèvement même, où la mise en scène s’ingénie à faire oublier le bonheur et la grâce possibles. C’est que la guerre, si pour l’ensemble des humains elle est la plus abominable des calamités, pour la courte imagination des metteurs en scène est un pactole. Il n’y a qu’à rhabiller. Salomé, Aida se passant en des lieux où aujourd’hui précisément hélas quelque chose se passe, on rhabille. Pauvre Judée, pauvre Egypte de théâtre où la tenue camouflée s’abat comme sauterelles, quand ce n’est pas la tunique ou vareuse ou dolman de style plus nazi. L’Enlèvement, à Salzbourg même, n’a pas échappé. Barbelés, cactus, c’était la Guerre du Golfe. Mozart, pardon, même supérieurement chanté, n’était plus autant bonheur ; sans que pour autant nous fussions devenus grâce à cette leçon d’actualité, au sortir de la salle, citoyens plus alertes et mieux informés.

Merci à Zabou Breitman de ne nous avoir pas privés de Mozart ; disons mieux : de nous l’avoir servi avec tendresse et amour, et humour aussi, car il n’y a pas à méconnaître en ce Mozart-là, celui du Singspiel (donc, expressément, de cet Enlèvement et de La Flûte) qu’il ne faut pas le prendre trop au sérieux, ni côté maçon, ni côté lumières (ici la clémence du pacha, la leçon de hauteur morale qu’il donne à ces sales Européens etc). Dans le Singspiel Mozart s’amuse en liberté. Il gambade. Il se moque. D’Osmin l’eunuque, mais de Belmont aussi un peu, du Belmont sensible et un peu boy scout, tout à sa B.A. Mais il se moque avec gentillesse. Fragile limite, passée laquelle on n’est plus chez Mozart. Merci aussi à Zabou Breitman d’avoir inspiré, arraché peut être, à l’immense, au merveilleux Jean-Marc Stehlé ce qui est peut-être son dernier décor de théâtre. Celui de La Flûte, en ce même Palais Garnier, il y a pas loin de quinze ans, était un ravissement. Celui ci, un enchantement. Arbres impossibles, en pâtisserie, et plus vrais que nature, arbres dignes d’être des figurants à part entière dans un opéra de Mozart, un avec fleurs, chatoiements et même, on dirait, parfums. Architectures irrévérencieuses, avec sortes de hamacs ou balancelles, vaisseau, harem, tout délicieusement souligné, pas surchargé surtout ; gracieux ; souriant ; ne se moquant de rien ni de personne : ni du livret, ni du spectateur. Le sourire qui est dans Mozart (qui, en un sens, est tout Mozart), il était sur le décor aussi. Et nous voici enjoués, embobinés, comme au guignol (et quel singspiel n’est pas guignol ?) D’ailleurs, ce très vrai enlèvement de cinéma, vu sur un bout de rideau pendant l’ouverture (sans occuper le plateau, Dieu merci), nous enjouait déjà : derrière les chameaux profilés contre la dune, on attendait presque Pierre Richard Willm en tenue méhariste.

Erin Morley (Constanze) et Jurgen Maurer (Selim) / © Patrick Kovarik (AFP)

Erin Morley (Constanze) et Jurgen Maurer (Selim) / © Patrick Kovarik (AFP)

Dès cette même ouverture, Philippe Jordan montrait aussi le Mozart qu’il porte en lui : fluide, enjoué mais sensible, chantant (forcément), et extrêmement attentif à l’équilibre des sonorités, l’équilibre aussi des voix. C’est de la musique de chambre qu’on a entendue. Dans le merveilleux concertino instrumental qui précède Martern aller Arten ; mais aussi et surtout dans le génialissime quatuor où le sotto voce et la pleine voix doivent alterner avec un tact supérieur. L’œil à tout, mais du plaisir et de la tendresse dans l’œil. Bravo. Son très bon cast ne fait pas de vraies étincelles : plateau de solistes de plein droit, mais qui d’abord constituent un ensemble. La Konstanze, Erin Morley, a tout ce qu’il faut, agilités, suraigu et même trille pour ses airs terrifiants de virtuosité. Elle y va avec vaillance mais un rien de poids lui manquera forcément pour la cantilène, la mélancolie aussi, le sol mineur de Traurigkeit, absolu  centre du rôle. Délicieuse Blonde d’Anna Prohaska, mutine sans caractère particulier, mais qui n’esquive, comme cela a été le cas ici-même autrefois, ni l’extrême aigu ni l’extrême grave d’un rôle à sauts, et à rires. L’Osmin, Lars Woldt, lui-même bon enfant, est tout à fait une rondeur, comme on disait naguère, assez jovial, chantant bien et vocalisant, mais sans vraie noirceur ni vrai creux. Epatant Pedrille de Paul Schweinester, véritable Hanswurst comme il convient en singspiel (et quelle délicieuse Sérénade, avec son piano et son forte). Parfaite silhouette, parfaite élégance d’exécution chez Belmont (Bernard Richter) : mais comment nier que du métal s’est bien vite mis à ce timbre, et qu’il chante sur le timbre plus que sur le souffle, avec ce qu’il faut d’agilités et de grâce d’ailleurs pour les si difficiles et sophistiqués Wenn der Freude Tränen et même Ich baue ganz.

Mais tous sont là pour Mozart, le servir, nous le servir. Et merci à tous. Et le plus vrai compliment qu’on ait à faire à Zabou Breitman (qu’on espère retrouver bientôt en opéra) est qu’elle ne nous dit rien de plus. Ainsi, pour une fois, c’est avec Mozart qu’on passe une soirée, à 100%.

 

Palais Garnier, 13 octobre 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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