David Fray dans Bach et Beethoven au Théâtre des Champs-Elysées

 

On l’avait laissé en récital, comme absorbé dans sa propre image, incertain de ses décisions, laissant le tempo fluctuer (dans Schubert) non pas selon l’humeur, semblait il, mais le caprice. Des joliesses, un sens intuitif de la beauté (du son, de la phrase). D’abord séduit par des trouvailles, des effets (un peu cherchés), on se lassait vite, attendant quelque chose d’un peu nécessaire, fort, dans la forme, la structure. Pianiste narcisse, d’ailleurs caché par les mèches, trop artistement laissées retomber pour que le regard reste présent, auquel on puisse s’accrocher comme à un centre de volonté, de décision. Et on se demandait ce que fait de ses dons uniques un jeune pianiste qui, à vingt ans, en onze minutes suivies de Bach (l’Allemande de la 4° Partita), nous subjuguait par la décision justement (et dans son exercice le plus périlleux : la nuance) ; par la maîtrise de la forme. Qui a su faire cela une fois le porte en lui, ne le perdra pas. Il n’aura pas à le retrouver. Il l’a. Un jour il en fera son centre et point d’appui, et comme Archimède il soulèvera le monde.On est donc allé revoir David Fray. Un programme simple, net : Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré puis Beethoven jusqu’ici abordé (sauf erreur) sur la pointe des pieds. Un Beethoven pas final, mais assez typiquement Beethoven pour exiger, imposer, ne pas laisser le choix. On verrait bien à quelle hauteur de décision, d’intraitabilité le pianiste se met maintenant. Dans Bach, passé un tout premier Prélude en ut majeur d’une richesse et évidence harmonique remarquable, on a entendu une sonorité mettant d’abord du temps à se stabiliser ; et des doigts dans plus d’un trait encore à la recherche de leur égalité dans l’articulation. Contrepoint d’ailleurs admirable ; couleur expressive (pour autant que Bach en demande, ou peut être supporte) sobre, d’emblée établie ; plus les chemins de la fugue foisonnent, plus sûr de soi ça se montre. Quand arrive la 8° Fugue en mi bémol mineur, l’ensemble est bien là, dominé, maîtrisé : à la fois ce qu’il faut faire entendre de complexe en tant que c’est complexe, et de simple, parce que c’est Bach, donc essentiellement simple. Un pianiste qui sait ce qu’il veut.

Cela ne préparait pas pour autant à l’absolue surprise ensuite : Beethoven non pas pris à bras le corps, mais affronté yeux dans les yeux, en mesurant les forces. L’Ut mineur 10/1 n’est pas une grande sonate, mais il est bien difficile (elle innove en cela, chez Beethoven même) de rendre ses humeurs, qui sont toute l’histoire qu’elle raconte, toute sa dramaturgie, sans y mêler ses humeurs (ou caprices) propres. Le souvenir qu’on a gardé de tels Moments Musicaux pouvait faire craindre ce risque-là. Au contraire. David Fray d’emblée trouvait la clé, l’imposait. Le timbre qui s’impose comme une identité (la voix même de Beethoven ; son ego, si on veut), qui gouverne ses propres contrastes ; la turbulence comme moteur, qui ne va pas jusqu’aux fureurs d’autres sonates (ça viendra vite) mais introduit dans la dramaturgie pianistique un principe de développement inédit, qui n’est pas dans les formes. L’adagio molto, notation assez compromettante quand c’est un Beethoven qui la propose, ne s’est permis aucune des complaisances expressives pourtant possibles. On n’espérait ni cette rigueur, ni cette poigne.

(DR)

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À cela s’est ajouté dans l’Appassionata le fait qu’elle demande aux moins les apparences de la fureur, mais contrôlée. Il faut faire entendre que quelque chose y est sans cesse côtoyé, qui n’est pas un abîme métaphysique (on doit laisser cela aux derniers Opus) mais la catastrophe pianistique ; donnant le sentiment que c’est heurté, à l’insupportable limite des moyens ; car ici on entre dans le mystère d’une donnée beethovénienne essentielle, l’imminence. Ce n’est pas n’importe quelle énergie qu’il faut y investir, n’importe quelle endurance ; pas de panache, aucun ; la patience au fond, sous les apparences de l’impatience. Le timbre, le pianiste l’avait déjà établi, profond et svelte, avec de l’anguleux et du minéral, rien de flatteur, mais quelque chose de spontanément dramatique qui dispense, ensuite, d’effets de théâtre. Ce timbre de base s’est maintenu de bout en bout. Quant à la turbulence… Jusqu’au casse-cou, mais en plein contrôle du souffle porteur, et du jarret aussi (si on peut le dire à propos de doigts). Le cri jaillissant de la salle ne trompe pas. On avait été emporté.

Admirables bis. Le Nun komm, der Heiden Heiland de Bach avec la simplicité familière et un peu de la chaleur (oui : le timbre ici s’est tout de suite fait autre) de Kempff. Sans un effet. Laissant aller. Et ensuite, merveille, le Trio de la D. 894 de Schubert avec son sublime, innocent envol, soudain, en si majeur. C’est l’aile du divin qui passe là. Peu de pianistes, même les absolument plus grands, savent la laisser tout simplement s’ouvrir, nous sourire, et aller. David l’a pu. D’autres espoirs nous sont permis.

 

Théâtre des Champs-Elysées, le 20 juin 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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