Cavalleria Rusticana & Pagliacci à l’Opéra-Bastille



"Cavalleria Rusticana". Stefania Toczyska (Lucia) & Violeta Urmana (Santuzza) - © Mirco Magliocca (Opéra de Paris)



Cavalleria Rusticana avait été jusqu’ici réservée à l’Opéra-Comique, en français donc, avec de préférence le même genre de fort ténor recruté pour Paillasse, jugé à la fois plus chic (il a été d’abord à l’Opéra, Jean de Reszké l’a chanté, Fanny Heldy aussi) et plus populaire. C’est dire le malentendu. Cavalleria Rusticana est la plus littéraire des œuvres italiennes véristes, la plus poétique aussi, elle veut son idiome, son enracinement mieux qu’italiens, siciliens ; et des chanteurs racés.

"Pagliacci". Vladimir Galouzine (Photo fomalhaut.over-blog.org)

Paillasse au contraire est la plus cherchée, avec son théâtre dans le théâtre et sa réflexion (proposée dès le Prologue) sur la vérité des cœurs saignants (et éventuellement faisant saigner) cachés sous la défroque. Le moins qu’on puisse dire de cette réflexion, c’est qu’il a passé de l’eau sous les ponts depuis et que le théâtre, ensuite, n’a guère cessé de se mettre lui-même sous nos yeux en abyme (comme ils disent) : en sorte que l’intérêt de Paillasse se limite aujourd’hui à ce que nous en disent des voix, de très performantes voix, parfois proches du cri, crues.



Cavalleria Rusticana en revanche déploie mieux aujourd’hui une stature qu’on ne lui soupçonnait pas : un lent et solennel rituel de piété et de mort, toute une chevalerie rustique (mais pas moins chevaleresque pour autant), sur fond de Pâques avec soleil blanc et femmes en noir. Œuvre où l’on tue, certes, mais qui laisse le temps de méditer. La participation chorale ici absorbe les destinées individuelles, les résorbe ; la splendeur d’immenses moments d’orchestre seul rend presque abstrait, théorique (grec à l’antique) le drame qui se joue. Avec Daniel Oren dirigeant avec une attention amoureuse et pieuse ce long lamento de musique presque constamment pure, des chœurs au sommet, une Violeta Urmana durcie dans ses refus et le deuil de ses espérances chantant sublimement, et un Marcello Giordani encore juvénile dans sa Sérénade et intense ailleurs, triomphe et réhabilitation pour cette entrée tant différée de Cavalleria à l’Opéra. Et inutilité absolue de la faire précéder du Prologue de Paillasse, comme si ce Prologue expliquait ou éclairait quoi que ce soit de Cavalleria, dont la beauté poignante et solennelle rayonne d’elle-même.


Vladimir Galouzine (Canio), Brigitta Kele (Nedda), Florian Laconi (Beppe), Sergey Murzaev (Tonio) - © Mirco Magliocca/Opéra de Paris


Giancarlo del Monaco, le metteur en scène, aurait pu laisser à Paillasse ce Prologue qui y propulse un peu une action dont la mise en place est longuette et pour lequel on ne peut pas dire qu’il se ruine en idées. Tout y est laissé aux chanteurs, forcément habiles routiers de la scène dans une intrigue qui les dédouble. Vladimir Galouzine y balance des aigus toujours sensationnels, à peu près entièrement dépourvus de vibration intérieure ; superbes décibels où se perd le timbre. Abattage et aigu également énormes de Sergey Murzaev en Tonio/Prologue. Timbre terni en Silvio de Tassis Christoyannis qui avait été parfait en Valentin de Faust ; sérénade remarquée de Florian Laconi (Beppe). Et débuts simplement sensationnels de Brigitta Kele, 25 ans, Hongroise de Roumanie, en Nedda : timbre, tenue (ses duos tant avec Tonio qu’avec Silvio, exemplaires), projection, allure. Pourvu qu’on ne nous l’abîme pas avec des Toscas prématurées !! L’un dans l’autre : grand spectacle public, vibrant, populaire au meilleur sens du terme.

Opéra-Bastille, 13 avril 2012

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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