Deux reprises à l’Opéra-Bastille



Pelléas à l'Opéra-Bastille (© Charles Duprat / Opéra de Paris)



Ce ne sont que des reprises, c’est vrai, mais répertoire oblige. L’Opéra de Paris n’a pas vocation de festival, c’est-à-dire d’offrir le goût du jour dans son éphémère nouveauté à des privilégiés qui s’en vont aussi bien le goûter au bout du monde (et à leurs frais). Une production doit y durer dix ans, le temps d’être reprise deux fois. Et comme ça se démode vite, la tendance ! Pelléas et Don Giovanni ont eu en commun des metteurs en scène venus d’ailleurs mais très attendus, et qui incarnent l’aventure.

Avec son Pelléas, à Salzbourg et de là Paris (Garnier puis Bastille), Robert Wilson établissait une stylisation du mouvement (ou immobilisation) dans la lumière : progrès ou révolution de même portée que le Neues Bayreuth de 1951 où Wieland Wagner changeait (mais à jamais) l’image théâtrale de Grand’Papa Richard. Un Lohengrin saisissant, le Ring de Zurich (puis Châtelet) qui a suivi, ont fondé une nouvelle esthétique de scène. Celle-ci exige les immenses moyens de très féeriques lumières, qu’on ne saurait appliquer à tous les ouvrages lyriques mais, avec Pelléas, elle s’impose comme une évidence.

Vincent Le Texier (Golaud) et Stéphane Degout (Pelléas) / © Charles Duprat / Opéra de Paris

Le cast réuni pour cette énième reprise n’est pas le meilleur, on peut toujours rêver d’un autre poids poétique, comme chez Dawn Upshaw, ou Van Dam : mais à l’exception de Stéphane Degout qui est aussi, vocalement, un Pelléas supérieur, les autres se contentent d’incarner avec du caractère les personnages d’une action collective, réalisée ici avec une discipline et une efficience supérieures, dans des lumières qui sont aussi, magiquement, des teintes, que Wilson a repensées et repesées avec soin, s’aidant des dernières techniques (en cette matière et peut-être celle-là seulement, le progrès en art est une valeur qui compte).

Reste que la révélation de la soirée est l’orchestre, dans son plein poids de sonorité (Tristan plus d’une fois n’est pas loin), mais de passion et d’émotions aussi, protagoniste absolu d’une action dramatique envoûtante et contraignante, où les personnages ne font peut-être que passer, d’une Allemonde l’autre, en attendant que vienne aussi « le tour de la pauvre petite ». Effacement des présences, réduites à leur stylisation et par là-même accomplies, magnifiées ; et invasion de l’âme collective attentive qui suit cela des yeux, fascinée (on n’entendait pas une toux) par la pureté et la plénitude du son, drame vivant, comme magnétiquement suscité par Philippe Jordan d’un orchestre extasié qui, avec lui, devient un des meilleurs du monde.

Pelléas et Mélisande, Bastille 11 mars




Philippe Jordan était aussi au pupitre de Don Giovanni et la véhémence, la colère sonore présentes dans l’Ouverture l’annonçaient assez : on est là réunis pour le grand format musical, pas seulement pour accompagner de belles voix (ce qu’on fait pourtant, avec beaucoup de tact, les laissant respirer et tout naturellement chanter, ce que certes ne faisait pas lors de la création le chef d’alors, qui littéralement en asphyxiait ou étranglait quelques-unes).

Don Giovanni à l'Opéra-Bastille / © Opéra de Paris (E. Mahoudeau)

L’individualité des timbres, très en évidence (on est chez Mozart, tout le monde est soliste), semble s’effacer à l’approche de cette lame plus sombre qui vient du fond, créant mieux qu’un fond de paysage sonore : la réalité palpable, poignante, de l’action. Le malheur est que sur ce point la mise en scène de Michael Haneke se rende coupable du plus grave des défauts qu’on puisse imputer à un dramaturge. On se fiche de ses tours de la Défense, de ses ascenseurs, de ses travailleurs immigrés et de tout le fourbi décoratif insolent (et inutile) qui a fait la première vogue de sa mise en scène, supposée aussi faire se mouvoir les chanteurs comme s’ils étaient au cinéma. Tout cela on l’oublie (les décorateurs s’en doutent-ils ?) à peine on l’a vu, ne se souvenant que des avantages (ou inconvénients) scéniques qui en résultent. Mais cette faute précisément, dès le premier soir, on ne l’acceptait pas, on ne le pardonnait pas à Haneke : la multiplication des temps morts, soit dans le récitatif, soit avant les airs, pure cassure opérée très arbitrairement dans la tension qu’impose la musique — coup de poignard donné dans le dos de tout ce qui cherche à établir une vérité et une tension dramatiques. Malentendu donc, entre un chef d’orchestre qui effectue le drame en musique, en a le talent et le pouvoir, et un metteur en scène qui isole des instants qu’il veut chargés de sens, mais ne libèrent pour finir qu’un demi-sourire (entendu) ou un claquement de doigts du plus désinvolte des Don Giovannis (et on n’avait pas besoin de ça pour l’avoir compris). Et c’est en cela que la mise en scène de Haneke est mauvaise ; elle crée l’ennui, par pur caprice ; et fait dix fois retomber le soufflé. Jouer ainsi avec le temps de l’attention du spectateur est peut être la faute dramaturgique suprême. A côté de quoi les tours, les ascenseurs, bof.

Don Giovanni à l'Opéra-Bastille / © Opéra de Paris (E. Mahoudeau)

Si cette mise en scène vit quand même c’est (tiens, tiens) par son prodigieux protagoniste, Peter Mattei (Don Giovanni), d’une facilité et d’une nonchalance physiques inouïes, d’une insolence naturelle dans les manières qui en scène lui permettent tout. Baryton bien plus que basse, sa résonance s’est d’ailleurs accrue depuis les premières et le modelé vocal de sa Sérénade est mieux qu’enviable. Splendide si bémol à l’Oratoire de Patricia Petibon en Anna, un peu hors format pour les véhémences du lever de rideau ; Elvire sensible de Véronique Gens : mais le tripatouillage au milieu de Quali eccessi pour transposer l’air qui suit a beau être signé Mozart, c’est une horreur. Spectaculaires débuts en Zerline de Gaëlle Arquez, hier encore au Conservatoire ; du timbre, et qui vibre bien, quelle rareté aujourd’hui chez les jeunes ! Bernard Richter (Ottavio), David Bizic (Leporello), Paata Burchuladze (le Commandeur) et Nahuel Di Pierro (Masetto) sont parfaits.


Don Giovanni, Bastille, 21 mars

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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