Aller au concert ?

Lecco
Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

Au cours d’un dîner, en cette rentrée, une nouvelle fois, les questions récurrentes :  » Qu’est-ce qui donne encore envie d’aller au concert ? Qu’est-ce que ça vous apporte ?  » Il est vrai qu’il demeure une part de mystère dans ce qui pousse le spectateur à réserver une place, à investir une certaine somme d’argent, à sortir de chez lui après une journée de travail pour se retrouver au milieu de centaines d’inconnus et espérer une relation unique avec un artiste. D’autant que l’artiste va, lui, donner le meilleur de lui-même non pas tant en direction de ce spectateur, ou de son voisin, le public, mais dans une relation qu’il recrée à chaque concert avec le compositeur, à travers l’œuvre dont il est l’intercesseur provisoire. Le public n’a qu’un rôle de témoin sur le bord de la route, un témoin qui, de surcroît, ne dispose pas de toutes les clés qui lui permettraient de partager ce rapport intime entre l’artiste et l’œuvre, l’artiste et le compositeur.

Étrange aventure donc que cette rencontre de deux êtres, le spectateur, l’artiste, qui avancent l’un vers l’autre sans se connaître, sans se parler, sans se toucher, sans aucun autre échange que cette brève relation muette autour de la pensée et de la sensibilité d’un autre. Qu’est-ce en effet qui suscite le désir du public ? La star ou l’artiste ? En 1951 déjà, Arthur Honegger écrivait :  « Les gens viennent pour voir la performance d’un célèbre chef d’orchestre ou d’un pianiste connu. Et ceci fait plus partie du domaine du sport que de celui de l’art. » Mais je crois que le public est moins obtus qu’on ne le dit avec un curieux mépris, ou qu’il a appris à déjouer les mécanismes du seul marketing pour aller écouter un artiste qui l’intéresse. Ou une œuvre. C’est-à-dire que le spectateur qui se rend au concert y va en connaissance de cause, porté par cette aspiration à vivre durant ce concert dans un certain état hors du monde, tout en y étant. Est-ce cela, le désir de beauté ? Les stratégies du désir sont inquantifiables, et pourtant ce sont elles qui déclenchent l’action. Peut-être parce que le spectateur sait que la musique qu’il vient écouter va l’exhausser hors du quotidien, le plonger dans un rêve qui n’est pas un rêve. Comme le peut l’amour. On se souvient de la phrase de Berlioz :  » L’amour ne peut pas donner une idée de la musique mais la musique peut donner une idée de l’amour. » C’est cette recherche d’instants d’exception qui donne toujours envie d’aller au concert : réponse à la première question.

Mais la seconde question est plus difficile. Car cette beauté espérée, si elle fait du bien, n’apporte rien, ne rend pas meilleur, c’est une jouissance esthétique où l’éthique n’a rien à voir — sinon comment comprendre qu’un commandant de camp de concentration pouvait, à la fin de sa journée et après avoir torturé des juifs, écouter un quatuor de Schubert et se mettre à pleurer d’émotion ? L’aspiration à la beauté n’a rien à voir avec un ordre moral ou idéologique. Il y a des assassins qui viennent au concert, des violeurs, des pédophiles…

Et de l’autre côté, qu’est-ce qui donne encore envie à l’artiste de donner un concert ? Peut-être l’expression répond-elle à la question : l’artiste donne un concert et ce don est pour lui au cœur de son existence. Seul avec son instrument, l’artiste écrit à chaque concert une lettre à un inconnu. Et chacun, dans la salle, se croit cet inconnu, celui qui a été choisi par l’artiste. Mais comment recevoir cette lettre ? Comment s’assurer qu’elle vous est destinée ? Comment la lire ? N’est-elle pas écrite à l’encre sympathique ? Le spectateur devra-t-il aller au même endroit réentendre le même artiste, fût-ce dans le même programme ? Mais tout sera évidemment différent : chaque année, les feuilles des arbres repoussent au printemps sur les mêmes arbres mais elles sont chaque année différentes. On continuera donc d’aller au concert, poussé par ce profond désir de beauté qui n’apporte rien mais qui différencie l’homme de l’animal. On attendra toujours la lettre que l’artiste nous écrit. Et on se dira, avec le vieil Hemingway, qu’ « on peut vivre sans musique, mais moins bien« .

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