De quel droit ?

Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

Pas un mot à changer à ce qu’écrivait Berlioz en… 1842

« À l’Opéra on pense que la mise en scène d’opéra n’est pas faite pour la musique mais que c’est la musique qui est faite pour la mise en scène ! C’est-à-dire qu’aujourd’hui on prend l’habitude de mutiler les œuvres sans souci de l’auteur : tout le monde s’en mêle, tout le monde, sans exception, a plus d’esprit que l’auteur. Ah ! Le théâtre pour les poètes et les musiciens est une école d’humilité ! Les uns y reçoivent des leçons de gens qui ignorent la grammaire, les autres, de gens qui ne savent pas la gamme ! Et tous ces aristarques, prévenus contre ce qui porte une apparence de nouveauté ou de hardiesse, sont pleins d’un indomptable amour pour les prudentes banalités. Car l’excellence d’une exécution dépend du choix des exécutants mais aussi de l’esprit qui les anime. Et tous ont maintenant découvert que l’Opéra, et derrière lui toutes nos scènes lyriques, était amoureux fou de la médiocrité. Il n’est rien qu’il ne fasse pour posséder, choyer, honorer et glorifier la médiocrité. Et comme il a remarqué que le public, tombé de l’ennui dans l’indifférence, s’est résigné à tout ce qu’on veut lui présenter, sans rien approuver ni blâmer, l’Opéra en a conclu avec raison qu’il était maître chez lui, qu’il pouvait se livrer à tous les emportements de sa fougueuse passion, et adorer, sur le piédestal où il l’encense, la médiocrité. » Pas un mot à retirer de cette philippique qui semble avoir été écrite aujourd’hui… et date de 1842, sous la plume vitriolée d’Hector Berlioz !

La Dame de Pique : Olga Guryakova (Lisa), Vladimir Galouzine (Hermann) / © Elisa Haberer (Opéra de Paris)

La récente production de Manon à l’Opéra de Paris, naufrage unanimement déploré, aurait pu être le support d’un même emportement tant on y a vu gâchés tant de talents. Mais il est peut-être plus pertinent de méditer cette question récurrente (des excès) de la mise en scène à travers quelques autres spectacles dont les reprises récentes peuvent alimenter ce débat

La Dame de Pique (© Elisa Haberer / Opéra de Paris)

L’exemple récent de La Dame de pique est intéressant : Lev Dodin choisit de situer tout l’opéra à l’asile psychiatrique avec comme justification le fait que, dans la nouvelle de Pouchkine dont est tiré l’opéra homonyme de Tchaïkovski, une brève conclusion dit que le héros, « devenu fou », se retrouve à l’hôpital Oboukhov. C’est un peu mince pour justifier un tel détournement de signification et, plus encore, d’esprit de l’œuvre. Car si la démonstration de Lev Dodin est cohérente d’un bout à l’autre du spectacle, portée par une direction d’acteurs efficace, il n’en demeure pas moins qu’elle raconte une autre histoire que celle voulue par Tchaïkovski. De quel droit ? Pourquoi Hermann ne meurt-il plus alors que Tchaïkovski explique qu’il a « composé sa mort en pleurant » ? Pourquoi Lisa ne meurt-elle plus (comme dans la nouvelle de Pouchkine, bien sûr — mais c’est l’opéra qu’on vient voir et entendre !), pourquoi ne se jette-t-elle plus dans ce canal — que les Pétersbourgeois appellent aujourd’hui « le canal de la Dame de pique » ! — alors que c’est un ressort tragique indissociable de la dimension romantique qui baigne toute cette musique ? Pourquoi Saint-Pétersbourg est-elle totalement absente de cette vision abstraite alors qu’elle était, de son propre aveu, essentielle pour Tchaïkovski (et est d’ailleurs très largement mise à contribution dans le programme de salle) ? Qu’est-ce qui permet à Lev Dodin, quel que soit son talent, de dérober l’œuvre de Tchaïkovski pour inventer un autre récit ?

La Dame de Pique (© Elisa Haberer / Opéra de Paris)

Le fait que le spectacle soit magnifiquement chanté, fort bien dirigé et qu’on sorte heureux de cette soirée parce que plein de cette musique bouleversante n’exonère pas la responsabilité de Lev Dodin : éclairer une œuvre à partir de ce qu’elle dit (dans le texte et dans la musique) est le rôle du metteur en scène, raconter une autre histoire est en fait une escroquerie vis-à-vis du public venu voir, en l’occurrence, La Dame de pique de Tchaïkovski et non celle de Lev Dodin. Inutile de répéter ce qu’a écrit Berlioz : c’était déjà clair en 1842… ce qui, à rebours de ce qu’arguent les passéistes et les tenants du « c’était mieux avant », montre, hélas, que depuis longtemps les uns ont voulu prendre aux autres pour se parer des vêtements du créateur… Le metteur en scène, comme le chanteur et le musicien, est un interprète : c’est un fort beau rôle, qui nécessite, il est vrai, un peu d’humilité… Mais de quel droit s’arrogerait-il un pouvoir qui ne lui revient pas ?