Devoirs de vacances

Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

Qu’allez-vous faire de votre été ? Les festivals sans doute, avec des bonheurs multiples, des découvertes peut-être, des déconvenues, ça peut arriver — pourtant, toujours, l’amour de la musique. Mais comment cet amour nous réunira-t-il à la rentrée ? Le public y sera-t-il aussi volage ou aura-t-il décidé de suivre les concerts avec plus d’attention, sans consulter fébrilement toutes les dix minutes son portable pour y lire ses messages et y répondre ? Le public saura-t-il après le repos estival saluer les artistes en les applaudissant sans courir, dès la dernière note, vers le restaurant ou le parking en piétinant les pieds de ses voisins ou en bouchant la vue à ceux, les pauvres, qui veulent encore voir et saluer ceux qui les ont émus ? Le public aura-t-il soigné ses bronches et éliminé cette toux qui se manifeste bruyamment à chaque silence entre deux mouvements, avec des raclements de gorge qui font croire que la musique n’attire que les catarrheux ? Le public se sera-t-il cultivé et aura-t-il compris, à l’opéra, même quand la mise en scène est absurde, le décor laid, la conception inepte (pour « faire moderne » !), que ce qui demeure l’essentiel est la musique et que c’est de là que naissent les émotions ? Le public aura-t-il trouvé la sérénité et saura-t-il apprécier chez un pianiste l’harmonie plutôt que l’effet, la sonorité plutôt que la rapidité, la couleur plutôt que l’éclat ?

En fait, ce n’est pas la musique qui révèle nos travers mais la socialité du spectacle. Chacun peut en faire l’expérience : chez soi, seul, quand on choisit d’écouter un beau disque, on allume sa chaîne, on pose le disque élu, on s’enfonce dans un fauteuil et on jouit sensuellement de l’écoute. Pas question alors de portable ! Plaisir de la musique. Et chez soi, se souvient-on d’avoir toussé entre les mouvements d’un concerto ou à la fin d’une aria ? Plus étonnant encore, chez vous, qu’est-ce qui vous touche le plus dans l’interprétation d’un pianiste ? Le feu d’artifice virtuose qui fait gronder des orages dans le piano ou la connivence intime d’un secret partagé au détour d’un accord ?

Est-ce donc la réunion en groupe qui développe les défauts des hommes ? À vrai dire, on le constate souvent chez les enfants : tel garçon ou telle fille, charmant dans l’univers familial, doux, tendre, caressant, devient bruyant, grossier, agressif en groupe. Pourquoi cette agitation étrange du spectateur qui, dans une salle, semble avoir besoin de manifester son ego de toutes les manières pour exister ? Pourtant, c’est la musique vivante qui procure les plus grandes émotions. Pourtant, c’est le fait d’éprouver ensemble ces plaisirs qui nous rend proche des autres : combien de fois sortons-nous d’un concert ou d’un opéra en échangeant quelques mots de bonheur avec notre voisin, comme pour imprimer ce moment dans l’histoire que nous avons vécue un instant côte à côte ? Questions donc sans vraies réponses.

Questions qui débouchent sur d’autres questions. La destinée humaine, affectée de cette singularité qu’est l’intelligence, est de s’interroger encore et toujours sur la matière et le sens de nos actions. Je n’ai pas de réponse aux questions que je me pose en vous les posant. Mais se poser une question est le début de ce chemin qui nous mène, sinon à la réponse, du moins à la conscience. Cela me rappelle le premier cours de mon cher maître Roland Barthes à l’École pratique des hautes études où je venais d’entrer : nous étions des grappes d’étudiants attendant avidement la parole du maître, prêts à noter toutes ses phrases comme des oracles, comme des lingots d’or à accumuler pour briller ensuite grâce à son intelligence… Il est entré de son pas tranquille, nous a regardés avec un sourire un brin ironique et nous a dit de sa voix infiniment douce :  » Vous attendez que je vous apporte des noisettes pour nourrir votre connaissance. Sachez que, toute cette année, je ne serai pour vous qu’un casse-noisette. »

À votre tour donc, durant cet été que je vous souhaite harmonieux, réfléchissez à ces questions afin que la rentrée soit peut-être plus harmonieuse dans ces salles de concert et ces théâtres où nous nous croiserons : ce seront vos devoirs de vacances.