Les blasés

Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

IllustrationVous les connaissez, ceux qui ont déjà tout vu, tout entendu — et toujours mieux, bien sûr — et qui donc ne peuvent qu’applaudir du bout des doigts, faire la moue devant les grands enthousiasmes, sourire sarcastiquement devant les montées d’émotion : les pauvres ! Je viens d’en croiser quelques-uns à l’Opéra-Bastille, lors de la première de ce Werther exceptionnel qui m’a littéralement soulevé de mon siège pour applaudir, qui a fait venir de jolies larmes sur le beau visage de la femme que j’aime, qui a étreint la voix de quelques-uns des amis avec lesquels je partageais cette soirée de bonheur. Pourquoi refuser l’expression de son émotion ? N’est-elle pas le plus beau remerciement qu’on puisse adresser au compositeur, à l’interprète ?

Mais parmi ces blasés (ces infirmes de l’émotion), j’ai eu la surprise de découvrir… Benoît Jacquot, le propre metteur en scène de ce spectacle ! Pas un bravo à aucun moment, le sentiment d’un certain ennui, une sorte d’indifférence polie incompréhensible. M’en ouvrant à un ami, celui-ci m’a renvoyé vers l’interview que Benoît Jacquot a accordée au Figaro le matin même de la première de ce Werther : Benoît Jacquot y affirme qu’il n’aime « pas du tout » l’opéra qu’il a mis en scène : « Ma sensibilité me porte bien plus vers Monteverdi — je peux vous siffler l’intégralité du Couronnement de Poppée — ou vers le XXe siècle de Berg, Schoenberg et Bartók. »Benoit-Jacquot encore réduite

Outre l’absurde et inutile forfanterie (siffler l’intégralité du Couronnement de Poppée…), outre la pose à la fois très snob et commune chez ceux qui se veulent branchés et vaccinés contre le « populaire » (rien entre Monteverdi et Berg !), on peut s’interroger sur le fait de mettre en scène un ouvrage qu’on n’aime pas (alors que tant de metteurs en scène, qui aiment cette œuvre auraient souhaité le faire !). Peut-être est-ce la raison qui a fait de la mise en scène de Benoît Jacquot le maillon faible de cette soirée. Car si tout est correctement enchaîné, bien éclairé, conduit sans aucune vision originale de l’œuvre mais sans contresens, ce n’est bien évidemment pas cette mise en scène banale qui a fait de cette soirée un triomphe. Cela d’ailleurs ne valait pas les quelques sifflets qui ont accueilli Benoît Jacquot au moment des saluts : il a produit un travail propre, un peu indifférent mais qui ne mérite ni honneur ni indignité.

Là n’est d’ailleurs pas la question mais bien dans cette incapacité de certains à montrer qu’ils sont humains, qu’ils sont sensibles, qu’ils sont bien sûr des êtres de raison mais aussi des êtres de sentiment ! Entendre Michel Plasson transfigurer l’Orchestre de l’Opéra de Paris (où il était invité pour la première fois, à 76 ans !), entendre Jonas Kaufmann et tous les artistes qui l’entouraient donner à cette musique ce frisson charnel qui touche au cœur, cela devrait souder tout un public dans un même émoi !

Pourquoi faut-il que certains cherchent à se distinguer par cette morgue qui les hisse dans leur esprit au niveau de soi-disant « connaisseurs » en refoulant leur plaisir, leur émotion, leurs larmes, leur enthousiasme ? J’en ai vu qui applaudissaient mollement, prenant bien garde à ne pas se laisser prendre en flagrant délit de bonheur : les pauvres ! J’en ai entendu deux qui, en sortant, discouraient doctement sur le soi-disant « manque de résonance frontale » du timbre de Jonas Kaufmann : les pauvres ! J’en ai entendu un qui, à l’entracte, essayait de convaincre son ami qu’Alfredo Kraus en Werther, « c’était tellement plus jeté » [sic !] : le pauvre !

Cela me rappelait cette jeune snob qui, un soir à Aix-en-Provence, sortant d’une représentation de La Walkyrie, et devant l’enthousiasme d’une spectatrice emportée par cette musique de Wagner, faisait la moue en affirmant qu’ « en réduction piano, Wagner c’est tellement moins intéressant que Monteverdi » [re-sic !]… On en croise ainsi tant qui n’ont l’impression d’exister qu’en posant leur atrophie du cœur comme le miroir de leur ego boursouflé. Dommage pour eux ! Rimbaud stigmatisait les « assis » ; on les retrouve là : ils ont « le sinciput plaqué de hargnosités vagues [et] leur regard filtre ce venin noir » ! Les pauvres !